Un matin froid de mars 1952, Mme du Fouilloux reçut un télégramme : son frère Roger venait de décéder. En tant qu’héritière, le notaire de Vichy la priait de se rendre à son étude le vendredi suivant, en début d’après-midi, les obsèques étant prévues pour le matin.
Chez les du Fouilloux, ce fut un beau vacarme. Il y avait longtemps qu’ils attendaient ce jour là, tout en le redoutant : le vieux crabe aurait pu donner sa fortune à n’importe qui, sans qu’ils puissent s’y opposer.
On avait maintenant la preuve que non. A nous châteaux, cochons, couvées.
Dans le vieux manoir décrépit, ce fut la fête, quoique discrète, on ne rit pas de ces choses là. On ouvrit quelques bonnes bouteilles, on se coucha tard, après avoir fait l’inventaire de ce que ce vieux saligaud avait reçu de sa marraine, la vieille comtesse.
A vingt ans, sa mort l’avait mis en possession, outre d’une vingtaine de domaines et de grands bois, autour d’un vieux et beau château, d’un hôtel parisien, de vignes bordelaises et d’une villa à Hendaye.
Ce salopard avait tout eu. Quand à elle, sa sœur, elle avait fini par épouser ce minable du Fouilloux, que rien ne distinguait, excepté son nom et ce manoir branlant, des paysans du voisinage. Il y avait belle lurette que la fortune de ses ancêtres avait fondu comme neige au soleil.
Assise à la grande table de chêne, elle regardait ses trois filles, son fils et ses deux gendres compter sur les gros doigts usés par le travail faire et refaire des comptes, et supputer les merveilles à venir.
Enfin, le vieux bougre avait laissé la place. N’ayant jamais eu la moindre considération pour sa sœur ni sa progéniture, il les avait proprement ignorés toute sa vie durant.
Le lendemain, on fit les préparatifs du départ. Impossible de tous s’entasser dans la vieille guimbarde familiale, on irait en train.
Après une nuit agitée dans les wagons de seconde, ils débarquèrent en gare de Vichy où, foin de la dépense, ils prirent deux taxis qui les amenèrent au village.
Nul ne les connaissant, parmi la foule des métayers et des hobereaux du voisinage, on les regardait avec méfiance et curiosité. Qui pouvaient bien être ces paysans endimanchés ? De la famille ? La vieille avait pourtant bien l’air d’une baronne, un peu fripée, certes, mais cet air pincé et ce collier ? Le vieux avait une sœur, du côté d’Agen, c’était sûrement ça. Mais dites donc, ça ne paie pas de mine, ça ne doit pas rouler sur l’or, hein, chuchotaient les vipères locales entre deux psaumes.
L’enterrement expédié, ils s’offrirent une auberge. Une fois n’est pas coutume. Et puis, on ne peut pas vivre sans manger. Ce soir, on sera riches, au diable l’avarice.
Sous leur air contrit et leur silence étudié, parmi ces gens qui les dévisageaient, leur joie sourdait comme une sorte de saleté.
Le temps passait avec une extrême lenteur. On s’entassa de nouveau dans les deux taxis qu’on avait prévu de retenir, pour être à la porte de l’étude à l’heure dite.
On les fit attendre une bonne demi-heure avant que Maître LAPINCE-CROCHU fût en mesure de les recevoir. Il fallut ajouter des chaises. Le cœur battant, ils pendaient aux lèvres pincées du notaire.
Lequel leur expliqua sans ambages, en peu de mots, avec un certain mépris, que le défunt qui certes, avait joui à ses débuts d’un splendide patrimoine, avait toujours mené la vie à grandes guides, selon l’expression de l’époque ; qu’il avait eu trois occupations principales, tout au long de sa vie, la chasse, le vin, et, il faut bien, hum, le reconnaître, les aventures galantes, et qu’à force de tirer sur la corde, vous comprenez, hum, il ne reste rien, ou quasiment rien.
Vendu, l’hôtel, vendue, la villa basquaise, plumés, les bois, vidés, les coffres et les greniers, et les domaines, hypothéqués ; bue, la vigne, et crevés, les étangs.
Les visages s’allongeaient, les cœurs battaient, les ventres s’affaissaient, le déjeuner pesait sur les estomacs devenus aigres.
Bref, conclut le notaire, il ne reste que le château. Et dans quel état ! Toits vermoulus, crépis béants, c’est une misère. Le jardinier, le garde et la servante ont des mois de gages de retard.
Je vous conseille donc, Mesdames et Messieurs, de n’accepter cette succession que sous bénéfice d’inventaire, termina le professionnel.
Une fois dehors, meurtris, confus, ils se chamaillèrent. Quelle folie d’avoir fait tous ces frais pour ça ! Le train, les taxis, l’auberge, alors que le travail attend, là-bas. Et cette vieille ordure qui a mangé tout l’héritage, il s’est bien foutu de nous. Les dents grinçaient, les poings se serraient. La vieille carne, s’ils l’avaient tenu, il aurait passé un sale quart d’heure. Mais il était mort, la vieille bête. La haine et la rancune leur bouillaient les sangs.
La mère soudain se redressa et fulmina : Allons au château, nom de Dieu, il doit quand même bien rester quelque chose ! Je me méfie des notaires, moi, tous voleurs et compagnie !
Il fallut encore payer les taxis.
Au château, malgré l’hostilité de la vieille Marthe, Mme du FOUILLOUX s’imposa. Je suis sa sœur, fulmina-t-elle; laissez-nous, ma fille ! Retournez à votre ménage, dit-elle, hautaine.
Pendant que les hommes exploraient les granges, estimaient les bêtes, dénombraient les voitures, détaillaient les chevaux, examinaient les fusils, inventoriaient les caves, épluchaient le cellier, les femmes s’égaillèrent dans la maison. Des rectangles plus clairs sur les murs rappelaient cruellement les tableaux envolés. Certaines pièces étaient démeublées, jusqu’aux tapis. Seuls le salon, la salle à manger et la chambre de Monsieur avaient conservé leur entier et précieux mobilier. Ça vaut bien encore dans les trente mille francs, supputait la vieille baronne.
Elles ouvraient les commodes, les secrétaires et les armoires, à la recherche de quelque trésor oublié, des louis, ou des napoléons, quelque bibelot.
Soudain, l’une d’elles poussa un cri de joie qui rameuta les autres. Le dernier tiroir d’un semainier était empli de plusieurs dizaines d’écrins, de splendides écrins à bijoux.
Les coeurs bondirent. Elles sortirent fébrilement les précieux objets un à un, les posant sur une table marquetée, n’osant encore les ouvrir.
Sept rangées de dix, ça fait soixante-dix, plus deux, hmmm, on n’est pas venues pour rien, souriait la vieille. Peut courir, le notaire, peuvent attendre, les créanciers, le jardinier, la bonne. La bonne ! Elle inspecta vivement le couloir, personne, et ferma la porte de la chambre d’un tour de clef.
Puis d’un air gourmand, devant ses trois filles en cercle, ces trois pauvres gourdes, elle choisit l’un des plus beaux écrins, et l’ouvrit.
Surprise ! Il était vide. Enfin, pas tout à fait. Au fond, il y avait un papier plié. Le reposant, elle en prit un autre, puis un troisième.
Les filles s’y mirent aussi avec une sorte de rage.
Quand elles eurent tout ouvert, il fallut se rendre à l’évidence : toutes les boîtes étaient vides des trésors espérés.
Au fond de chaque écrin, il n’y avait qu’une chose, toujours la même. Une feuille pliée, qui, dépliée, portait un prénom de femme, une date, dont l'une de la semaine précédente et, soigneusement et solidement collés, un ou plusieurs poils pubiens.