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18 mars 2011 5 18 /03 /mars /2011 08:35
Suis en balade, aujourd'hui. J'ai délégué le blog à M. Alphonse, je suis sûr qu'il s'en sortira très bien.
LÉGENDE DE L'HOMME À LA CERVELLE D'OR
À LA DAME QUI DEMANDE DES HISTOIRES GAIES



En lisant votre lettre, madame, j'ai eu comme un remords. Je m'en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m'étais promis de vous offrir aujourd'hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n'est que soleil et musique ; j'ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges ; le matin, les courlis qui font : “ Coureli ! coureli ! ”, à midi, les cigales ; puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu'on entend rire dans les vignes... En vérité, l'endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants.
Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m'envoie les éclaboussures de ses tristesses... À l'heure même où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je n'ai plus le coeur à rien de gai...
Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m'étais promis de vous faire, vous n'aurez encore aujourd'hui qu'une légende mélancolique. II était une fois un homme qui avait une cervelle d'or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu'il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d'olivier ; seulement sa grosse tête l'entraînait toujours, et c'était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant... Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d'un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort, mais en le relevant, on ne lui trouva qu'une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d'or caillées dans ses cheveux blonds. C'est ainsi que les parents apprirent que l'enfant avait une cervelle en or.
La chose lut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.
- On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa mère...
Alors le petit avait grand-peur d'être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d'une salle à l'autre...
À dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu'il tenait du destin ; et, comme ils l'avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L'enfant n'hésita pas ; sur l'heure même - comment ? par quels moyens ? la légende ne l'a pas dit -, il s'arracha du crâne un morceau d'or massif, un morceau gros comme une noix, qu'il jeta fièrement sur les genoux de sa mère... Puis, tout ébloui des richesses qu'il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s'en alla par le monde en gaspillant son trésor.
Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l'or sans compter, on aurait dit que sa cervelle était inépuisable... Elle s'épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s'éteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d'une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du festin et les lustres qui pâlissaient, s'épouvanta de l'énorme brèche qu'il avait déjà faite à son lingot : il était temps de s'arrêter.
Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L'homme à la cervelle d'or s'en alla vivre, à l'écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d'oublier lui-même ces fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher... Par malheur un ami l'avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret.
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la tête, une effroyable douleur ; il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon de lune, l'ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau... Encore un peu de cervelle qu'on lui emportait !...
À quelque temps de là, l'homme à la cervelle d'or devint amoureux, et cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de son âme une petite femme blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui préférait encore les pompons, les plumes blanches et les jolis glands mordorés battant le long des bottines.
Entre les mains de cette mignonne créature - moitié oiseau, moitié poupée -, les piécettes d'or fondaient que c'était un plaisir. Elle avait tous les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la peiner il lui cacha jusqu'au bout le triste secret de sa fortune.
- Nous sommes donc bien riches ? disait-elle.
Le pauvre homme lui répondait :
- Oh ! oui... bien riches !
Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocemment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies d'être avare ; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et lui disait :
- Mon mari, qui êtes si riche ! achetez-moi quelque chose de bien cher..
Et il lui achetait quelque chose de bien cher.
Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin, la petite femme mourut, sans qu'on sût pourquoi, comme un oiseau... Le trésor touchait à sa fin ; avec ce qui lui restait, le veuf fit faire à sa chère morte un bel enterrement.
Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de noir chevaux empanachés, larmes d'argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui importait son or maintenant ?... Il en donna pour l'église, pour les porteurs, pour les revendeuses d'immortelles : il en donna partout sans marchandises... Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine quelques parcelles aux parois du crâne.
Alors on le vit s'en aller dans les rues, l'air égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l'heure où les bazars s'illuminent, il s'arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis d'étoiles et de parures reluisait aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne. “ Je sais quelqu'un à qui ces bottines feraient bien plaisir ”, se disait-il en souriant ; et, ne se souvenant déjà plus que la petite femme était morte, il entra pour les acheter Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri ; elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui s'accotait au comptoir et il regardait douloureusement d'un air hébété. Il tenait d'une main les bottines bleues à bordure de cygne, et présentait l'autre main toute sanglante, avec des raclures d'or au bout des ongles.
Telle est, madame, la légende de l'homme à la cervelle d'or.
Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout à l'autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre avec leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont las de souffrir...

PS : je crois qu'on peut lire ce texte à plusieurs niveaux. Voir la cervelle d'or comme notre planète, par exemple. Et d'autres encore, sûrement. C'est un grand artiste, M. Daudet. Bonne journée à tous, m'en vais respirer l'air des cimes.

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13 mars 2011 7 13 /03 /mars /2011 20:27
Parfois, je suis un peu fainéant. Feignant, disent certains. Un peu le cas : ne faisant rien, mais désireux de donner l'impression de.
Alors je grapille de ci de là, et vous assène des musiques, photos, textes qui me plaisent.
Pendant ce temps, vous l'avez compris, je m'amuse. Je bois, je lis, je ris, je m'empiffre de musiques, de légumes et d'épices, je dors, je gratte ma vieille guitare ou le jardin potager, je lutine les nymphes locales, alors bien sûr - c'est pas sérieux - pas le temps d'écrire.
Mais il y a tant et tant d'écrits que le monde s'écroule sous leur poids. Si certains sont lourds, d'autres sont d'une parfaite subtilité.
Voici une subtile lecture de poids, qui ne m'aura coûté que de la retrouver dans le fatras du ouèbe.
L'ÉLIXIR DU RÉVÉREND PERE GAUCHER, par M. Alphonse Daudet 


- Buvez ceci, mon voisin ; vous m'en direz des nouvelles.
Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d'un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me versa deux doigts d'une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise... J'en eus l'estomac tout ensoleillé.
- C'est l'élixir du Père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence, me fit le brave homme d'un air triomphant ; on le fabrique au couvent des Prémontrés, à deux lieues de votre moulin... N'est-ce pas que cela vaut bien toutes les chartreuses du monde ?... Et si vous saviez comme elle est amusante, l'histoire de cet élixir ! Écoutez plutôt...
Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à manger de presbytère, si candide et si calme avec son Chemin de la croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis, l'abbé me commença une historiette légèrement sceptique et irrévérencieuse, à la façon d'un conte d'Érasme ou de d'Assoucy.
- Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.
Le grand mur, la tour Pacôme, s'en allaient en morceaux. Tout autour du cloître rempli d'herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tînt.
Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône soufflait comme en Camargue, éteignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l'eau des bénitiers.
Mais le plus triste de tout, c'était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide ; et les Pères, faute d'argent pour s'acheter une cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d'amandier !...
Pauvres Pères blancs ! Je les vois encore, à la procession de la Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres et de pastèques, et derrière eux monseigneur l'abbé, qui venait la tête basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée des vers. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannière ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines :
- Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.
Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s'ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté.
Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu au conseil... Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le bouvier du couvent, c'est-à-dire qu'il passait ses journées à rouler d'arcade en arcade dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l'herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu'à douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu'on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n'avait jamais pu rien apprendre qu'à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster ; encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l'esprit comme une dague de plomb. Fervent chrétien du reste, quoique un peu visionnaire, à l'aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une conviction robuste, et des bras !...
Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l'assemblée la jambe en arrière, prieur chanoines, argentier, tout le monde se mit à rire. C'était toujours l'effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous ; aussi le frère Gaucher ne s'en émut pas.
- Mes Révérends, fit-il d'un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d'olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux.
Figurez-vous qu'à force de creuser ma pauvre tête déjà si creuse, je crois que j'ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine.
“Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j'étais petit. (Dieu ait son âme, la vieille coquine ! elle chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes Révérends Pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagne autant et mieux qu'un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé, sur la fin de ses jours un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a de belles années de cela ; mais je pense qu'avec l'aide de saint Augustin et la permission de notre Père abbé, je pourrais - en cherchant bien - retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n'aurions plus alors qu'à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher ce qui permettrait à la communauté de s'enrichir doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande... ” Il n'eut pas le temps de finir. Le prieur s'était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains.
L'argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa cuculle... Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer ; et, séance tenante, le chapitre décida qu'on confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection de son élixir.
Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? au prix de quels efforts ? au prix de quelles veilles ? l'histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c'est qu'au bout de six mois, l'élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d'Arles, pas un mas, pas une grange qui n'eût au fond de sa dépense, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d'olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d'argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés s'enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve, l'église de jolis vitraux ouvragés ; et, dans la fine dentelle du clocher toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s'abattre, un beau matin de Pâques, tintant et carillonnant à la grande volée.
Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai dont les rusticités égayaient tant le chapitre, il n'en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de tête et de grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si menues et si multiples du cloître, et s'enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes... Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n'avait le droit de pénétrer, était une ancienne chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité des bons Pères en avait fait quelque chose de mystérieux et de formidable ; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux, s'accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu'à la rosace du portail, il en dégringolait bien vite, effaré d'avoir vu le Père Gaucher, avec sa barbe de nécromant, penché sur ses fourneaux, le pèse-liqueur à la main ; puis, tout autour, des cornues de grès rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux...
Au jour tombant, quand sonnait le dernier angélus, la porte de ce lieu de mystère s'ouvrait discrètement, et le Révérend se rendait à l'église pour l'office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le monastère ! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait :
- Chut ! Il a le secret...
L'argentier le suivait et lui parlait la tête basse... Au milieu de ces adulations, le Père s'en allait en s'épongeant le front, son tricorne aux larges bords posé en arrière comme une auréole, regardant autour de lui d'un air de complaisance les grandes cours plantées d'orangers, les toits bleus où tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloître éclatant de blancheur, - entre les colonnettes élégantes et fleuries, - les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux avec des mines reposées.
- C'est à moi qu'ils doivent tout cela ! se disait le Révérend en lui-même ; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées d'orgueil. Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir...
Figurez-vous qu'un soir, pendant l'office, il arriva à l'église dans une agitation extraordinaire : rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu'en prenant de l'eau bénite il y trempa ses manches jusqu'au coude. On crut d'abord que c'était l'émotion d'arriver en retard ; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l'orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l'église en coup de vent, errer dans le choeur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis, une fois assis, s'incliner de droite et de gauche en souriant d'un air béat, un murmure d'étonnement courut dans les trois nefs. On chuchotait de bréviaire à bréviaire :
- Qu'a donc notre Père Gaucher ?... Qu'a donc notre Père Gaucher ?
Par deux fois le prieur, impatienté, fit tomber sa crosse sur les dalles pour commander le silence... Là-bas, au fond du choeur, les psaumes allaient toujours ; mais les répons manquaient d'entrain...
Tout à coup, au beau milieu de l'Ave verum, voilà mon Père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d'une voix éclatante :
Dans Paris, il y a un Père blanc, Patatin, patatan, tarabin, taraban...
Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie :
- Emportez-le... il est possédé !
Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène... Mais le Père Gaucher ne voit rien, n'écoute rien ; et deux moines vigoureux sont obligés de l'entraîner par la petite porte du choeur, se débattant comme un exorcisé et continuant de plus belle ses patatin et ses taraban.
Le lendemain, au petit jour le malheureux était à genoux dans l'oratoire du prieur, et faisant sa coulpe avec un ruisseau de larmes :
- C'est l'élixir, monseigneur, c'est l'élixir qui m'a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir si marri, si repentant, le bon prieur en était tout ému lui-même.
- Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme la rosée au soleil... Après tout, le scandale n'a pas été aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu... hum ! hum !... Enfin il faut espérer que les novices ne l'auront pas entendue... À présent, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivée... C'est en essayant l'élixir, n'est-ce pas ? Vous aurez eu la main trop lourde... Oui, oui, je comprends... C'est comme le frère Schwartz, l'inventeur de la poudre : vous avez été victime de votre invention... Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l'essayiez sur vous-même, ce terrible élixir ?
-Malheureusement, oui, monseigneur... l'éprouvette me donne bien la force et le degré de l'alcool ; mais pour le fini, le velouté, je ne me fie guère qu'à ma langue...
- Ah ! très bien... Mais écoutez encore un peu que je vous dise... Quand vous goûtez ainsi l'élixir par nécessité, est-ce que cela vous semble bon ? Y prenez-vous du plaisir ?...
- Hélas ! oui, monseigneur, fit le malheureux Père en devenant tout rouge... Voilà deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arôme !... C'est pour sûr le démon qui m'a joué ce vilain tour... Aussi je suis bien décidé désormais à ne plus me servir que de l'éprouvette. Tant pis si la liqueur n'est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la perle...
- Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacité. Il ne faut pas s'exposer à mécontenter la clientèle...
Tout ce que vous avez à faire maintenant que vous voilà prévenu, c'est de vous tenir sur vos gardes... Voyons, qu'est-ce qu'il vous faut pour vous rendre compte ?... Quinze ou vingt gouttes, n'est-ce pas ?... mettons vingt gouttes... Le diable sera bien fin s'il vous attrape avec vingt gouttes...
D'ailleurs, pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l'église. Vous direz l'office du soir dans la distillerie... Et maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout... comptez bien vos gouttes...
Hélas ! le pauvre Révérend eut beau compter ses gouttes...
le démon le tenait, et ne le lâcha plus.
C'est la distillerie qui entendit de singuliers offices !
Le jour, encore, tout allait bien. Le Père était assez calme : il préparait ses réchauds, ses alambics, triait soigneusement ses herbes, toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelées, brûlées de parfums et de soleil... Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que l'élixir tiédissait dans de grandes bassines de cuivre rouge, le martyre du pauvre homme commençait.
- ... Dix-sept... dix-huit... dix-neuf... vingt !...
Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-là, le Père les avalait d'un trait, presque sans plaisir. Il n'y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh ! cette vingt et unième goutte !... Alors, pour échapper à la tentation, il allait s'agenouiller tout au bout du laboratoire et s'abîmait dans ses patenôtres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumée toute chargée d'aromates, qui venait rôder autour de lui et, bon gré mal gré, le ramenait vers les bassines... La liqueur était d'un beau vert doré... Penché dessus, les narines ouvertes, le Père la remuait tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes étincelantes que roulait le flot d'émeraude, il lui semblait voir les yeux de tante Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant...
- Allons ! encore une goutte !
Et de goutte en goutte, l'infortuné finissait par avoir son gobelet plein, jusqu'au bord. Alors, à bout de forces, il se laissait tomber dans un grand fauteuil, et, le corps abandonné, la paupière à demi close, il dégustait son péché par petits coups, en se disant tout bas avec un remords délicieux :
- Ah ! je me damne...je me damne...
Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par, je ne sais quel sortilège, toutes les vilaines chansons de tante Bégon : Ce sont trois petites commères, qui parlent de faire un banquet... ou : Bergerette de maître André s'en va-t-au bois seulette... et toujours la fameuse des Pères blancs : Patatin patatan. Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d'un air malin :
- Eh ! eh ! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en vous couchant.
Alors c'étaient des larmes, des désespoirs, et le jeûne, et le cilice, et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le démon de l'élixir ; et tous les soirs, à la même heure, la possession recommençait.
Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l'abbaye que c'était une bénédiction. Il en venait de Nîmes, d'Aix, d'Avignon, de Marseille... De jour en,jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y avait des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d'autres pour les écritures, d'autres pour le camionnage ; le service de Dieu y perdait bien par-ci par-là quelques coups de cloches ; mais les pauvres gens du pays n'y perdaient rien, je vous en réponds...
Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l'argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin d'année et que les bons chanoines l'écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le Père Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant :
- C'est fini... Je n'en fais plus... Rendez-moi mes vaches.
- Qu'est-ce qu'il y a donc, Père Gaucher ? demanda le prieur, qui se doutait bien un peu de ce qu'il y avait.
- Ce qu'il y a, Monseigneur ?... Il y a que je suis en train de me préparer une belle éternité de flammes et de coups de fourche... Il y a que je bois, que je bois comme un misérable...
- Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.
- Ah ! bien oui, compter mes gouttes ! c'est par gobelets qu'il faudrait compter maintenant... Oui, mes Révérends, j'en suis là. Trois fioles par soirée... Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer... Aussi, faites faire l'élixir par qui vous voudrez... Que le feu de Dieu me brûle si je m'en mêle encore !
C'est le chapitre qui ne riait plus.
- Mais, malheureux, vous nous ruinez ! criait l'argentier en agitant son grand livre.
- Préférez-vous que je me damne ?
Pour lors, le prieur se leva.
- Mes Révérends, dit-il en étendant sa belle main blanche où luisait l'anneau pastoral, il y a moyen de tout arranger... C'est le soir, n'est-ce pas, mon chef fils, que le démon vous tente ?...
- Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs...
Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j'en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l'âne de Capitou quand il voyait venir le bât.
- Eh bien, rassurez-vous... Dorénavant, tous les soirs, à l'office, nous réciterons à votre intention l'oraison de saint Augustin, à laquelle l'indulgence plénière est attachée...
Avec cela, quoi qu'il arrive, vous êtes à couvert... C'est l'absolution pendant le péché.
- Oh bien ! alors, merci, monsieur le prieur !
Et, sans en demander davantage, le Père Gaucher retourna à ses alambics, aussi léger qu'une alouette.
Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs, à la fin des complies, l'officiant ne manquait jamais de dire :
- Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté... Oremus Domine...
Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternées dans l'ombre des nefs, l'oraison courait en frémissant comme une petite bise sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière le vitrage enflammé de la distillerie, on entendait le Père Gaucher qui chantait à tue-tête : Dans Paris il y a un Père blanc, Patatin, patatan, taraban, tarabin ; Dans Paris il y a un Père blanc, Qui fait danser des moinettes, Trin, trin, trin, dans un jardin.
Qui fait danser des...

Ici le bon curé s'arrêta plein d'épouvante :
Miséricorde ! si mes paroissiens m'entendaient !

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Présentation

  • : Le jardin de Vieux Jade
  • : Arrivages du jour, légumes secs, mauvaises herbes, quelques trucs qui arrachent la gueule. Taupes, censeurs et culs bénits s'abstenir. Si vous cherchez des certitudes, c'est pas l'endroit.
  • Contact

Décidément rétif à l'ordre bestial, j'ai fixé ma résidence ailleurs, d'où j'observe le déroulement des temps infernaux, fumier des plus belles fleurs.  J'ai un jardin secret, où les plantes poussent toutes seules. Servez-vous, si le coeur vous en dit, sans tenir compte de la chronologie, car comme le mot le dit clairement, l'heure est un leurre.

 

Une précision concernant les commentaires : n'ayant pas toujours le temps ni l'énergie de répondre aux commentaires, ceux-ci restent ouverts, sans aucune garantie que j'y réponde. Je me réserve cependant le droit de sabrer les inconvenances, dont je reste seul juge.

 

Ici, je n'est pas un autre.

Recherche

Lave

Après l’explosion

Nul ne l’a sue

Le jour d’après

Coule la lave

Brûlent les cendres

Lave la lave

Mange la louve

Larmes sans sel

De régime

Cuit et recuit 

Frottent les cendres

Récurent

 

Pas encore nu,

Pas tout à fait ?

Restent des choses

Bien accrochées

Des salissures

De vieux fantômes

D’anciennes guerres

 

Qui peut le faire, si ce n'est toi ? 

 

Nettoie

 

Les notes glissent

Comme des larmes

Gouttes de feu

Sur la paroi

 

Qui m’a volé le cœur ?

Qui m’a trempé vivant,

Comme une lame ?

Qui m’a fouetté les yeux,

M’a déchiré le ventre

Me baisant les paupières

Et m’enduisant de baume,

Me prenant par la main,

Pour me conduire

Dehors ?

Les dits de Lao Yu

LE BUT DE LA QUÊTE EST DE N'AVOIR

NI BUT, NI QUÊTE

 

***

 

QUE SAIT-IL DE LA PESANTEUR,

CELUI QUI N'EST JAMAIS TOMBÉ ?

 

***

 

C'EST SOUVENT LORSQU'ELLE S'ENFUIT QU'ON PERÇOIT L'ESSENCE DE LA BEAUTÉ

 

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LA MER A DES MILLIARDS DE VAGUES QUI BATTENT TOUS LES RIVAGES. OU EST LE CENTRE DE LA MER ?

 

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CE QUI EST MORT N'A AUCUN POUVOIR SUR CE QUI EST VIVANT

SEULS LES MORTS CRAIGNENT LES MORTS

 

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QUAND LE NID BRÛLE, LES OISEAUX S’ENVOLENT

 

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C’EST DANS LA CHUTE QUE LES AILES POUSSENT

 

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CE QUI PEUT ÊTRE PERDU EST SANS VALEUR

 

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LA MAISON EST PLUS GRANDE QUE LA PORTE

 

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L’ERREUR EST LA VOIE

 

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LA ROUTE EST DURE A CELUI QUI BOÎTE

 

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LA LUMIERE DE L’ETOILE EST DANS L’ŒIL QUI LA REGARDE

 

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LES PETITS NOURRISSENT LES GRANDS

 

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LES RICHES ONT UNE BOUCHE
MAIS PAS DE MAINS POUR LA REMPLIR

C’EST POURQUOI IL LEUR FAUT
DE NOMBREUX SERVITEURS ;


CEUX QUI ONT DE NOMBREUX SERVITEURS
NE SAURAIENT VIVRE SEULS,

CE SONT DONC DES PAUVRES ;


CELUI QUI PEUT VIVRE SANS SERVITEURS 
EST DONC LE VERITABLE RICHE.

 

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VIVRE C’EST REVENIR SUR SES PAS

 

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LA NUIT LAVE LE LINGE DU SOLEIL

 

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LES RUISSEAUX EMPORTENT LES MONTAGNES

 

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UNE EPINE DANS LE PIED DU GENERAL : L’ARMEE S’ARRÊTE


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UN PORC EN HABITS DE SOIE RESTE UN PORC,
COMME UN DIAMANT DANS LE FUMIER

RESTE UN DIAMANT.

MAIS LA PLACE D’ UN DIAMANT

EST DANS UN ECRIN DE SOIE,

ET CELLE D’UN PORC DANS LE FUMIER.

 

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COMME SEULE L’EAU ETANCHE LA SOIF,
SEULE LA JUSTICE COMBLE LA FAIM DE JUSTICE

 

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DU COLIBRI A L’AIGLE, IL EXISTE DE NOMBREUX OISEAUX

 

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LE DEDANS REGLE LE DEHORS

 

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L’EPONGE BOIT LE VIN RENVERSÉ
ET LA ROSÉE DU MATIN

 

 

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LORSQU'IL DECOUVRE LE MIEL,

L'OURS OUBLIE LA PIQÛRE DES ABEILLES

 

 

 

 

 

 

 

 

Lisez-Moi Lisez Moi Lisez Moi

Des mots des mots des mots des

Quand à un livre je me livre , ce que je lis me délie.

 

 

Je me demande pourquoi on n'a pas encore une loi qui oblige à faire bouillir les bébés à la naissance, afin qu'ils soient parfaitement stérilisés.

 

Circuler, pour mieux s'ôter.

Toute notre vie, on attend une grande cause pour se lever, et on passe sa vie accroupi, à croupir.

Le lucane aime prendre l'R le soir à sa lucarne.

Ce qu’il y a de bien dans l’état de siège, c’est qu’on prend le temps de s’asseoir.

 

 

Les oiseaux sont les poissons du ciel,

nous en sommes les crabes


Heureux les déjantés, ils quitteront plus facilement la route commune!

 
L’argent n’a pas d’odeur, mais il y contribue.


Un vrai sosie, c’est invraisemblable.

   

Quand je grossis, je m’aigris ; et quand je m’aigris, je grossis.

   

Le temps, c’est de l’urgent.

   

Joindre l’utile au désagréable : se faire renverser par une ambulance.  

 

Le journal du paradis, c’est le Daily Cieux.

   

Yfaut et Yaka sont dans un bateau ; Yfaut tombe à l’eau, Yaka l’repêcher.

 

Chaque matin, s’ils ne sont pas morts, les vieux vont aux nouvelles.

 

Le poète a latitude d’explorer toutes les longitudes.

   

Etre réduit à la portion congrue, c’est fort peu. Moins, c’est incongru.

 

Peut-on dire de quelqu’un
dont la vie dépend des autres pour tout qu’il
est riche ?
La bouche est elle riche ?

Peut-on dire de quelqu’un
qui n’a rien à attendre des autres qu’il est pauvre ?
Les mains sont elles pauvres ?

 

Curieux comme mystique s’oppose à mastoc.

 

On a mis bien des ouvrages majeurs à l’index.

 

Quand le brouillard tombe, on voudrait qu’il se casse.

 

Au matin, la nuit tombe de sommeil.