Si écrire m’est facile, je me rends évidemment compte des limites de ce genre de transmission. Les mots enferment autant qu’ils ouvrent de perspectives. Si la carte n’est pas le territoire, les mots sont des idoles figées qui ont les limites de la compréhension de chacun. C’est tout le problème de la communication.
Les maîtres du monde ne s’en soucient pas, car ils ne cherchent qu' à asservir. Les mots dont ils usent sont des armes de destruction massive. Expression dont ils usent ironiquement.
Cherchez les armes de destruction massive. Vous ne les verrez pas, vous en êtes la victime.
Le plus difficile à voir et à faire voir, c’est la force des implants. Le premier d’entre eux, et le plus tenace étant l’illusion de la dualité.
Dire à ses contemporains que nous nous trouvons dans une cage sans réalité, c’est dangereux. De la même façon que les juifs disaient au Christ en croix (dans les canoniques) : « Si tu es le fils de Dieu, sauve toi toi-même », c’est risquer la camisole dont ils diront en rigolant : « Et celle là, elle est sans réalité ? »
Si le chercheur a besoin d’amis, mais peut vivre sans relations c’est parce que la connaissance n’est communicable qu’à ceux qui sont passés par le même chemin.
Quand on en rencontre, pas besoin de parler. Ou si peu.
Notre infranchissable prison est limitée par l’espace. Sur une planète ronde, on revient toujours à son point de départ. Creusez, vous traverserez le globe, mais n’en sortirez pas. Elle est limitée par le temps. Le recours à la conception traditionnelle d’un temps cyclique plutôt qu’à la théorie moderne de la flèche du temps linéaire aide à la compréhension de l’existence, mais n’en rend pas libre.
Le passé n’existe pas. Cette évidence ne fait pas l’unanimité. Le futur est un songe. Comme le passé. Deux tuyaux qui alimentent le cadavre que nous sommes en cet instant même. Perfusions.
Comprendre, en ses cellules, que le passé qui nous obsède, nous tourmente, laisse en nous les vibrantes banderilles du regret et de la justification, n’est qu’un rêve, un film, un fantasme, c’est rompre une attache.
Comprendre que l’avenir n’a aucune réalité, écarter d’un revers de main les craintes, les hésitations, les velléités, les projets mirifiques, les décisions, les choix, les préférences, la peur, c’est en rompre une autre.
C’est extrêmement difficile, car les nains qui rattachaient Gulliver sur le sable du rivage sont là pour tout rafistoler, sans cesse. Et lorsqu’ils n’y parviennent plus, ils appellent à la rescousse le chef du camp, ou « gardien du seuil », qui n’est pas d’un abord facile.
Quand j’oppose l’espérance – je devrais plutôt employer le mot espoir, car le mot espérance est fortement connoté comme vertu théologale – les espérances, à la peur, je vois bien que l’un succède à l’autre comme la nuit au jour.
Le 21 décembre 2012 est l’exemple d’une espérance déçue. Ça n’empêche pas les channels de nous assurer que tout va pour le mieux, mais qu’on n’arrête pas un train en marche sur cent mètres.
Dormez encore un peu, on vous réveillera quand vous pourrez descendre.
Mais vous ne descendrez jamais du train. Du train du temps, on ne descend pas. Il tourne et retourne, revient, repart, et vous restez dedans à regarder le paysage. C’est sympa, c’est atroce, ça dépend des paysages traversés, de la qualité des sandwiches et de l’accueil du personnel navigant. Mais c’est sans fin.
Pour descendre du train, il faut rompre tout attachement au passé et toute considération de l’avenir. L’avenir, c’est demain, dans un an, quand je serai en retraite, mais aussi : est-ce qu’elle sera à la gare ? A quelle heure mange-t-on ?
Ces questions sont légitimes et normales, parce qu’on a un corps et un psychisme. Mais elles doivent demeurer purement informationnelles. Il faut en retirer toute émotion. L’émotion, qu’aiment tant nos contemporains, sur laquelle – lesquelles – jouent les romans, les films, les musiques, afin de nous maintenir sous contrôle, l’émotion est le pire des poisons. Le poison unique.
J’atteins ici la limite des mots. Je sais que les piques se lèvent pour me percer : faut-il vivre comme des monstres sans pitié, des tortionnaires sans cœur ?
Les piques se lèvent. En réaction, dois-je lever mon bouclier, chercher à excuser l’horreur qui a franchi mes lèvres, ou laisser ?
Ne serais-je pas un portail organique, un reptile à sang froid ?
Le film est plein de méchants souvent décrits comme dépourvus d’émotions, mais c’est faux, et fait pour tromper. Les monstres inhumains qu’on nous présente comme repoussoirs au cinéma ne sont pas vides d’émotions, bien au contraire : ils sont pleins jusqu’à la jouissance d’émotions perverses. Leur visage de marbre et de glace est un leurre. Leur sang noir charrie des torrents de feu.
La purification des émotions est le préalable nécessaire à l'ouverture de la cage. Ce qu’il faut nettoyer : le regret du passé, et le regret – l’implant de la culpabilité – de l’image qu’on a gardé de ce moi illusoire, et tout ce qui concerne l’espérance. Passé et avenir sont des projections.
Pourquoi tant de souvenirs, de mémorials, de musées, de livres d’histoire, de cartes postales, de photos, de psychanalystes, de confesseurs, pourquoi tant de devins, d’astrologues, de numérologues, de mediums, de channels, pourquoi tant de cet opium, si ce n’est pour nous détourner de la route ?
Ulysse sur son rafiot a franchi le cap de Charybde et Scylla, un gouffre et un écueil, où tant de navires ont sombré. L’un engloutit, l’autre fracasse. Pourtant, il faut passer.
Oublier les sirènes des lendemains qui chantent, spécialité du New Age de la CIA, après l'internationale soCIAliste, jeter le passé à la mer, sans regret. Il y a toujours une raison d'espérer, dit-on. Un nouveau pape. Un nouveau gouvernement. Une nouvelle usine qui va créer des emplois. Un nouveau médicament. Toujours une raison de se défoncer à l'espoir. Toxicomanie.
C’est maintenant qui compte. Main tenant, c’est ce qui tient dans ma main. Hier n’y est pas, demain non plus. Qu’y a-t-il dans ma main ?
Ouvrez la main. Qu'y a-t-il dans cette main ? Rien. Toute la Réalité.
Chaque fois que mon mental m’attire vers hier ou demain – chaque fois que je m’en aperçois, plutôt – j’ouvre la main pour lâcher les encombrants fardeaux dont on m'a lesté pour que je ne parvienne pas à m'envoler.
Lâcher prise, c’est lâcher hier et demain. Car aujourd’hui n’a pas besoin d’être tenu.
Libres d’hier et de demain, c’est être libre, tout simplement.