N'en étant pas spécialiste, ni particulièrement amateur, je n'en ferai pas l'inventaire. Leur nature générale est proche de la
pierre. Ça suffit comme prémisses.
Sans même parler du troll de l'ère
informatique, il en existe tant que de cervelles enfièvrées. Lorsque l'on sait, comme chacun devrait le savoir, que tout ce qui
a été imaginé une fois existe et fonde une réalité (synonyme : royaume, univers), on ne doutera pas que le monde - qui est une myriade de trilliards d'univers interconnectés - est un
endroit d'une grande variété, contrairement à ce que les écraseurs de caboche modernes voudraient qu'on croie, afin de nous laisser demeurer à leur profit des demeurés serviles.
Mon propos porte sur un troll tout à fait spécifique : le troll des ponts. On en trouve une famille, si ma mémoire ne me trompe
pas, dans "la Fille du roi des elfes", de ce brillant aristocrate et brillant esprit qu'était Lord Dunsany.
Le troll des ponts, comme les clochards, vit, comme son nom l'indique, sous les ponts. Il y dort, attendant en
apnée le voyageur. Bien évidemment, il n'y en a plus depuis longtemps sous les ponts modernes continuellement enfourchés par un flot ininterrompu de passagers motorisés.
Quoi que... je n'ose pousser plus loin mon propos, de peur de donner naissance à un univers dans lequel certains trolls
pourraient trouver le moyen quand même... passons, on voit assez d'horribles choses comme ça à l'ère républicaine.
Le troll ancien des ponts antiques et vermoulus, aux dents déchaussées, fondu aux pierres de l'arche, minéral, roupille
pesamment, guettant la vibration infime qui annonce l'arrivée d'un convoi, d'un pélerin solitaire, d'une troupe d'éclaireurs, de paysans en goguette ou de bergères en bamboche.
Il étire alors ses membres gourds, se redresse, et pointe sa tête moussue à l'entrée du pont. Lorsque le ou les
passants s'y sont engagés, il les hèle, et leur pose une question, à la manière du sphinx de Thèbes, une question à laquelle peu savent répondre.
Et, comme le sphinx, il dévore aussi sec et sans état d'âme - a-t-il une âme ? - ceux qui ne savent pas.
Remarquons incidemment que la voie reste pourtant libre, puisque le troll, incapable a priori de par son énorme
poids de franchir en un instant rivière et pont, ne peut en boucher à la fois les deux issues. Il y a donc une fois encore des questions pernicieuses à se poser, et par exemple : qu'est-ce
qui empêche le voyageur surpris de fuir devant lui ? Nul doute, à moins qu'il ne travaille en équipe ou en famille, avec sa trollesse et ses trollmignons et mignonnes, que le troll des
ponts est un magicien considérable.
Peut-être le troll du passé et le troll de l'avenir se donnent-ils la main ?
Si ce n'est pas le cas, si le troll, comme tout un chacun est bien là où il se trouve, c'est-à-dire, comme vous et moi, d'un
seul côté du pont en un instant déterminé, alors, qui est le voyageur, suffisamment bête pour ne pas fuir à toutes jambes s'il ignore la réponse ?
Comme nous, le troll a besoin de réponses. Il a faim de savoir, soif d'apprendre. Ce n'est pas forcément un être malfaisant.
Comme nous tous, il est avide d'ingurgiter du neuf.
Il se contenterait volontiers d'une information qui lui permettrait de retourner méditer fructueusement sur le mystère du monde,
et ainsi accroître son être.
Hélas, bien des voyageurs marchent sans but, et sans rien voir, comme marcheraient des robots absents qui courent après la queue
du temps.
Alors, quand ils passent inconscients et les yeux vides, le troll les dépèce et dévore leur corps, en suce longuement les
nerfs et les os, la moelle qu'elle contient, afin de patienter jusqu'à la prochaine occasion.
Comme chacun de nous, le troll n'attend que de rencontrer le passant qui l'éclairera définitivement. Alors, lui et les siens
franchiront enfin le pont.
Le fameux pont qui sépare la matière pesante de l'esprit; ou l'état de mort où nous croyons vivre de la Vie.
Pourquoi croyez-vous que le troll des ponts passe ainsi son temps à attendre sous les ponts ?
Une remarque : chacune de nos synapses est un pont. Sommes-nous pleins de minuscules trolls ?
Avant cette dernière remarque, j'en mets une avant-dernière, et puis une antépénultième : comment expliquer que le troll
attende les réponses des autres, alors qu'il lui suffirait de se pencher sur son reflet dans l'eau de la rivière, et se regarder longuement, sans se laisser happer ? Et encore, pourquoi
les trolls sont-ils si sales ?
J'arrête là. Il serait temps que tout le monde se pose les vraies questions.