Une petite histoire du temps où j'écrivais :
Le soleil se leva sur le jardin mouillé de rosée, dont les allées marquées de buis et de vieux arbres noueux faisaient une nappe à carreaux. Quelques lapins y finissaient leur petit déjeuner, et déguerpirent prestement lorsque nous ouvrîmes ce conte, toi, lecteur, et moi, qui chuchote.
L'une après l'autre, chacune des plantes frémit, se déroula lentement, défroissa les faux-plis de la nuit. Les gueules de loup baillèrent bas, les grands lys virginaux sortirent de l'amoureuse rêverie qu'ils entretenaient avec les longues courges violacées du coin Est, les dernières limaces se hâtèrent vers l'ombre trempée.
La lumière nouvelle commença à dessiner des ombres sur le buvard de la terre encore froide, et les premiers pépiements d'oiseaux chassèrent les ultimes lambeaux des brumes lunaires.
Un bruit courut chez les herbes folles, qui sont toujours les premières en tout : " Voici les petites carottes!".
Chacun se haussa, cherchant à apercevoir les nouvelles venues; elles avaient juste pointé durant la nuit une petite feuille d'un délicieux vert tendre, qui fit fondre le coeur des plus endurcis parmi les durs à cuire, les choux et les poireaux qui avaient survécu à l'hiver, vieux filandreux qui savaient tout sur tout, et le faisaient savoir en le temps qu'ils jugeaient opportun.
Ils devaient se croire immortels, ces ennuyeux vieux sages; mais chacun dans le jardin espérait secrètement qu'ils feraient partie du prochain panier. Seuls un très ancien poirier et un cognassier chenu savaient avec certitude que nul n'est éternel; mais leur radotage confus et leurs absences de mémoire en faisaient de peu fiables témoins.
Ces tristes barbus laissèrent couler une petite larme de rosée, puis le soleil monta, et chacun s'y abandonna, les petites carottes comme les autres.
Là, le temps s'arrête. Essaie voir de faire ça, toi, lecteur toujours pressé, de te poser là une heure, sans bouger, sans rien dire, sans bruit, sans autre musique que le flot de lumière chaude qui se déverse d'en haut comme un fleuve sans poids, essaie une minute, et tu sauras alors comme le temps est un maître implacable, comme son joug est pesant, et comme le silence profond est une fontaine placée à l'horizon, que l'on n'atteint jamais. Chaque être de la création a un secret à nous donner, et celui des légumes méprisés et des fleurs tranchées vives est l'art de l'immobilité parfaite, avec celui de la danse dans le vent.
Vers neuf heures, la porte de fer grinça, et l'homme entra.
Le merle s'envola, et le silence changea de couleur. Il était petit et chauve. Ses sourcils gris se rejoignaient au dessus de son nez. Son ventre bedonnait par dessus la ceinture tressée, mal mise.
Il portait un panier de fil de fer, avec un journal au fond, et se dirigea vers le carré des anciens, en sortant un canif à manche de bois de sa poche.
Après s'être gratté le nez, il trancha net un beau vieux chou aux feuilles bleuies, un vieux de la vieille, un ancêtre, un qui était intarissable sur le temps d'avant l'hiver, lorsque ses feuilles étaient tendres et charnues, et que toutes en pinçaient pour sa pomme. Sa tête roula dans le panier.
Plus un souffle. Les petits pois s'évanouirent.
Il alla chercher la bêche dans la cabane en bois, et revint encore arracher trois gros poireaux dont il coupa sans façons le col, ainsi que les dernières racines. Il prit encore quelques grosses carottes noueuses dont il fit tomber la terre, et deux raves.
Il mit le tout dans son panier, fit un tour du côté des fraises, en mangea une en grimaçant, inspecta le reste, haussa les épaules et s'en alla.
Ce ne furent que plaintes et gémissements:
Les derniers survivants de la vieille garde, décimés, pleuraient leurs frères disparus. C'était un jour de pot au feu. Il fallut rassurer les plus délicates des fraises, encore vertes de frayeur, et ranimer les petits pois, si tendres...
Passe encore que ce monstre emporte les vieillards, mais s'attaquer à de jeunes êtres encore gorgés de vie, de jus, et de parfums? La première émotion passée, on s'indigna parmi les plus rogneux; les cornichons rogommes y allaient de leurs vésicules, les grands cardons promirent de le happer au passage, et le radis noir se mit à échafauder des rêves d'empoisonnement.
Quelques minutes plus tard, le silence retomba. Le soleil devint brûlant et l'on s'installa pour la sieste. Moi aussi.
Les ombres se sont allongées, au point que le poirier qui glisse ses racines à gauche du puits à l'air de s'y être appuyé. De poires, nenni. Ce n'est pas la saison. C'est l'heure où les guêpes bourdonnent et où j'aime à boire une gentiane fraîche en croquant des pistaches salées.
La porte de fer vient de s'ouvrir doucement; un frémissement d'attente court tout le jardin.
"C'est elle!".
La dame en sabots de bois dispose ses arrosoirs autour du robinet branlant et commence à les emplir.
Une heure durant, elle arrosa tout: les tomates au pied (elle en pinça bien deux ou trois, mais rien de grave), les melons et les citrouilles sous les feuilles, les fraises encore tièdes à la volée. On n'entendait que le bruissement de l'ondée et la succion de la terre désséchée (on disait "décheussée", dans ce pays, et "déchiffrer" pour défricher; les gens sont bizarres!).
Ce fut une action de grâces unanime. Quel être magnifique, cette Vierge nourricière. Un halo de lumière émanait d'elle, la Toute Radieuse, Principe d'amour et de grâce.
Le radis noir échangea comme chaque soir quelques propos avec ses voisins:
" Comment lui dire, ce qui se passe chaque matin, cette terreur, ce monstre ventru sans honte, qui dévaste nos rangs, cueille les meilleurs d'entre nous dans le fruit de l'âge? Ce noir démon assoiffé de vie végétale, ce faucheur de vie?
- Elle en aurait vite raison, notre indomptable bienfaitrice, notre Mère divine!" répondit le groseillier enthousiaste, qui voyait de temps en temps des films d'art martiaux par la fenêtre des voisins.
Sainte litanie des humbles créatures reconnaissantes.
La gracieuse dame, ayant fini sa tâche, rangea les instruments de l'onction, et s'en fut.
"Rien de meilleur qu'un bon pot au feu, comme disait mon père, dit le père, en s'essuyant la bouche.
Ca reste à peu près de quoi en faire encore deux...Pis on s'mettra à la salade, dit il en se grattant les dents avec la pointe de son Opinel. Ma foi, une bonne salade avec du lard et des patates...
- C'était ben sec, mon vieux, soupira la mère en débarrassant la table.
- Et y-z-annoncent pas d'eau avant une semaine! Bouah, faut ben du soleil. Mon vieux, les fraises sont sûr pas en avance, c't'année.
- T'as qu'à finir les pommes, en attendant. Dis donc, te pourrais ben acheter un tuyau, c'te fois, parce que les arrosoirs, moi, ça me casse les reins" dit la mère; "Te veux une tisane?".
- Oh, j'vas putôt boire un dernier canon", dit le vieux en redébouchant le litre."Ca m'rince la bouche" "et ça tue le ver".
27/11/1997