Pour commencer, j'ai tout appris. Comment saisir le téton, comment dire mon désaccord, quand, littéralement, le coeur de ma mère
et le mien s'éloignaient l'un de l'autre. Marcher, m'habiller tout seul, cesser de frapper mes soeurs, d'embêter tout le monde, de lécher mon mucus nasal, de faire pipi au lit ou dans ma
culotte.
Ce n'était qu'une classe préparatoire aux hautes études : dire bonjour Madame, Monsieur, Monsieur le curé, Madame la comtesse (si
si, ça s'apprend), ne pas faire remarquer la laideur, la saleté, la bêtise qu'il advient de rencontrer. Ne pas se servir le premier, se taire à table, ne pas rire de la cousine qui chuinte ce
qu'elle peut de son bec de lièvre, cesser d'importuner l'autre cousine - d'ailleurs on ne nous a pas assis l'un à côté de l'autre - celle qui a seize ans, des yeux des yeux ce sourire et la peau
douce, et surtout, apprendre le métier, la tribu, les moeurs, les boches, les communistes, le gouvernement, tu ne tueras pas et bonjour, Madame la comtesse (si si, elle est toujours
vaillante - c'est votre fils ? Oui, Madame la comtesse.
Puis il y eut les copains, des apprentis, mais certains plus savants que d'autres : j'ai découvert dans une hutte en colonie de
vacances, le prodigieux pouvoir de la zézette : bien maniée, savamment secouée d'avant en arrière, elle grossissait énormément (pas la mienne, celle du zigue qui s'était spontanément proposé
d'apporter la lumière à une dizaine de chiards innocents), puis soudain crachait avec vigueur une sorte de jus blanc épais, quand le secoueur exprimait une sorte de brame, que j'identifie
aujourd'hui, toutes proportions gardées, à celle du cerf, que d'audacieuses dames vont, dit-on, nuitamment ouïr dans les forêts. Autant dire que j'étais peu rassuré. N'était-ce le restant de
benêts qui m'entouraient, que j'aurais fui à toutes jambes. Mais, tu seras un homme mon fils, n'est-ce pas ?
Après les copains, ce furent les filles. De sacrées apprenties. J'en ai connu des délurées. A vrai dire, j'ai toujours été
amoureux. Juste après que ma maman m'ait trompé avec ma soeur, j'ai été amoureux d'une ou deux bonnes, puis de la fille de l'adjudant de gendarmerie (j'avais à peu près 6 ans, je me souviens de
son nom et de son prénom), puis de la fille d'un sculpteur sarthois ami d'un ami de mon père (je me souviens aussi; j'avais neuf ans, et j'étais alors pensionnaire. J'avais fait de mémoire son
micro-portrait à l'aquarelle, glissé dans mon porte-monnaie, et je le révérais extatiquement tous les soirs). Mais tout ça était demeuré fort platonique.
Il fallait faire, en apprenti, la découverte du corps apprenti de mes apprenties de petites copines. L'été, surtout, aux grandes
vacances, que de kilomètres parcourus en vélo, puis, grand luxe, en motobécane pour cueillir ici un baiser et des promesses, ici seulement des promesses, ici un refus et un rire à vous
donner l'envie d'étrangler Mademoiselle, si la deuxième partie de l'école préparatoire avait été malheureusement négligée. Ici un sein débutant tenant juste dans ma main en coupe, ici beaucoup
plus osé mais toujours distant.
Dur métier que l'apprentissage. Nombreuses compétences requises. Patience, humilité, courage, imagination et humour
indispensables.
Plus tard, apprendre la débauche. La fac y est propice. Puis un métier. Ou les deux pêle-mêle. En 1974, on faisait aussi
l'apprentissage de la connerie humaine à l'un de ses paroxysmes : l'adjudant, ou l'adjudant-chef, sorte d'alambic musculeux aux neurones savamment épilés.
A force d'apprentissage : la première paie, les impôts, les banques, le vote, le maire, les flics et le permis de conduire, à
force d'années, d'aventures multiples du jeune puis moins jeune homme, de ses petites victoires, de ses grandes défaites, d'espoirs et de désespoirs, un jour il advint que le ventre lisse de ma
compagne prit peu à peu des proportions encombrantes, surprenantes, quasi inconvenantes - le nombril en cloche, les seins comme des bombes -, et qu'il finit, surprise,par éclore.
Ce fut ma première initiation. D'apprenti, je devins compagnon.
J'apprenais encore. J'appris alors que toute l'importance de l'existence n'était pas là où j'avais depuis
longtemps pensé qu'elle résidait : entre mes sourcils et ma queue, en gros.
J'appris à veiller, à prendre sur mon précieux temps et mes occupations favorites. Comme un bonheur n'arrive jamais seul, les
ventres gonflent et regonflent selon un processus encore mal élucidé, ce qui est à chaque fois l'occasion de découvrir de nouvelles manières de se tailler dans le lard pour faire de la place aux
derniers arrivés.
Compagnon, celui qui partage de lui-même. Le chat qui mange ses petits est un rustre, que l'initiation n'a pas éclairé.
Puis, à force de partage, il advint que mes filles, dûment éduquées, se mirent elles aussi à partager. Et soudain, à force de
partage, l'une surgit un jour dans mon quotidien, pour me dire qu'avant que de passer son bac, elle aurait à choisir entre l'expulsion d'un squatteur où l'offrande du fruit d'un nouveau
partage.
C'est ainsi que je devins maître.
Un petit maître, au tout début. Mais peu à peu, sans rien de contraint, les réunions familiales sont devenues une sorte de rituel,
au cours desquels les enfants, maintenant tous actifs partageurs, viennent quémander l'avis de l'ancêtre sur une foultitude de sujets, petits ou grands.
Et le roi des singes, le verre haut en main, d'assener la bonne parole.
Un adage dit : c'est le disciple qui fait le maître. Bien sûr. Répondre avec sincérité à leur demande, ne pas les contraindre, ne
pas leur donner de granulés tous prêts, les gaver, ne pas empiéter sur leur territoire, c'est un nouvel apprentissage.
Aider ses enfants et petits enfants à grandir en toute liberté, c'est découvrir sa propre liberté, et ses limites. Il y a quelque
part une sorte d'universalité dans le grand-père qui est rarement atteinte au stade paternel.
C'est ce qui différencie le maître des compagnons. Et pourtant, le maître demeure un apprenti parmi les autres
compagnons.
Bien sûr, il y aura des gens pour dire que ça n'a rien à voir avec la "véritable" initiation.
Ceux-là, généralement, n'ont plus rien à apprendre.
Je leur rappellerai ce mot de Platon (Apologie, 23b): "Le plus sage est celui qui, comme Socrate, sait que sa sagesse ne vaut
rien".