Plus je m'identifie, et plus je me sépare.
Plus je m'éloigne de ma profondeur, qui est calme, plus j'entre dans l'excentricité, c'est-à-dire la périphérie, l'existence pure.
A cet endroit, j'ai entièrement perdu conscience de mon origine, et je suis certain que ce qui se produit sous mes yeux, de manière séquentielle, est la réalité.
C'est exactement ce que dit le mythe platonicien de la caverne. Nous rêvons une réalité projetée, à laquelle nous croyons dur
comme fer. En vérité, le fer n'est pas plus dur que la table sur laquelle je bois un verre inexistant plein d'un Bourgogne imaginaire.
Difficile de s'y faire, et pourtant la science elle-même, qui déteste rêver, quoiqu'elle rêve en refusant de l'admettre, est bien
obligée de convenir que seules des polarités électriques opposées empêchent que les atomes réciproques de mon corps, de la chaise, de la table et du vin, les vôtres et ceux de l'univers
entier ne fassent inrrémédiablement un.
Maya, pour faire simple.
Il n'y a donc en tout et pour tout que la fameuse soupe d'atomes, vous en reprendrez bien une louche, et le mystère qui fait de
chaque être un être unique, puisque il n'y a pas deux humains qui aient la même empreinte digitale, deux feuilles qui aient les mêmes nervures, et peut-être deux moucherons qui aient la même
fréquence, qui sait ? A moins que certaines espèces soient si collectives que tous ses exemplaires en soient d'identiques fragments. Mais ce serait très étonnant, puisque chez les fantastiques
myxomycètes, qui ne sont "que" des espèces de champignons tous pareils, en cas de déplacement, tous s'organisent en une fabuleuse limace ordonnée et volontaire, donc douée d'un cerveau capable de
prospection, de coordination et d'une intention, et donc d'individus moins égaux que les autres.
Le paradoxe, c'est que plus je crois au film, plus je crois à ce que je suis. Et plus je crois à ce que je suis, et surtout, plus
je crois que je suis ce que je suis dans le film, plus je me sépare des autres. Plus je me sépare, plus je me spécifie, plus je m'éloigne, en bref, des autres, donc, plus je m'éloigne de ce que
je suis vraiment, une cuillère de la même soupe d'atomes, plus je crois être moi.
Alors qu'à cet endroit périphérique, je suis parvenu à l'endroit le plus éloigné de mon origine. Plus je m'éloigne de la réalité
profonde, ontologique, et plus mon assurance d'être réel croît.
J'ai du mal à exprimer cette évidence simplement, j'en conviens. En deux mots : moins je suis Réel, et plus je crois
l'être.
C'est de cela que naissent les conflits. Moi, VJ, comme vous, sans doute, je fonctionne comme un phare : conscience, oubli,
conscience, oubli. Quand je suis conscient (plus ou moins, ça dépend des ampoules et des réflecteurs), je me souviens de mon origine, de notre origine commune, de la relativité de nos
différences, et à ce moment là, je suis un peu plus "sage" ; puis j'oublie, et le spectacle du monde me frappe au visage, et la colère monte, et voici que je projette sur l'extérieur, l'autre,
les autres, toute la frustration qui me taraude, d'être séparé, parce qu'alors, la séparation me blesse, quelle souffrance, mais comment les politiques, les financiers, les cathos, les juifs, les
musulmans, les hommes, les femmes, comment peuvent-ils être comme ça, comme je les vois, comme je les définis, comme mes rouages les prédéfinissent, comment pouvons-nous être si éloignés ?
Et là, le "sage" est de nouveau perdu dans les landes sauvages de l'oubli et de la séparation.
La spécification, c'est l'ego, le moi, l'identification. en parler n'aide pas à le situer, car c'est un serpent gluant mais
fugitif et agile. Dans mes rêves, une sorte de singe, souvent, qui a peur, et s'accroche à toutes les branches. Mercurien. Mais le vôtre peut-être très différent.
Important de mettre un visage sur ce moi, qui peut d'ailleurs en avoir plusieurs. Se sentir unique est l'un des pièges du moi. Se
sentir banal, rien, peu de chose, en est un autre.
La voie est étroite.
On ne peut pas lutter, lorsqu'on commence à se déshabiller du moi, contre ceux qui croient irrémédiablement au film.
La proposition d'Eva Joly de renoncer au défilé militaire du 14 juillet montre d'une manière : aveuglante, incroyable et
terrifiante - j'ai pesé mes mots - à quel point une innombrable quantité de zombies croient au film. Autant de M.Smith prêts à nous tuer plutôt que de nous laisser quitter la matrice.
Mais les M. Smith sont aussi notre projection.
L'enjeu : comment devenir invisible pour les Smith ? Smith signifie "forgeron". Forgeron des chaînes de la réalité
apparente.
Peut-être en cessant de forger nos propres chaînes. En cessant de se voir séparé, en retrouvant le niveau sous-spécifié, en se
laissant glisser par les interstices dans la soupe initiale ?
Désolé de ne rien vous proposer de facile. Ce n'est pas facile pour moi non plus.
Pour moi, sortir, trouver (ou se laisser trouver par) la faille n'est pas du tout facile, et réclame une attention et une
intention, une vigilance constantes, même non apparentes.
Mais c'est peut-être mon film perso, qui refuse les solutions simples.
A la suite de M. Moncorgé, dit Jean Gabin, je pense avec prudence qu'"On ne sait jamais".
Tout imprégné de cette forte pensée, il est naturel que je sois d'une extrême méfiance envers ceux qui savent.