Dans un antique château princier des Bois Noirs, au dessus de Vichy, le XIXème siècle matérialiste, moderne, utilitaire, mécanique et hygiéniste installa un système aussi rudimentaire que novateur qui permit d’acheminer dans une citerne de plomb, sur les toits et au-dessus du dernier étage de l’eau chaude dans un réservoir qui desservait les salles de bains, splendides installations qui ébaubirent les hôtes peu coutumiers de ce genre d’ablutions, et qui d'ailleurs ne s’en lavèrent pas forcément plus.
On chauffait l’eau dans les caves, à grands brasiers, et c’étaient deux ou trois ânes qui donnaient l’élan moteur, attachés à une roue. Du jour où ils y pénétrèrent, jamais ces ânes ne virent plus le jour. On les détachait pour qu’ils boivent, se sustentent et dorment, toujours dans l’obscurité avant de reprendre le harnais, et jamais ils ne sortirent vivants des caves.
Pour les adeptes d’Orphée, l’existence humaine n’est rien d’autre que la vie de ces ânes.
Au mépris des annonceurs de merveilles toujours repoussées qui fleurissent à satiété, résumons les voies qui de tous temps s’offrent à nous, humains, qui sommes dès l’arrivée, dès le seuil du sexe maternel relâché, vaincu et béant, dûment estampillés, torchonnés, vaccinés, bientôt pucés, tels du bétail, avant d’être paternellement déclarés, reconnus, prénommés, immatriculés, ainsi enregistrés sous toutes les coutures par notre propriétaire, légitime ou non, le prétendu mais efficace prince de ce monde. Lequel semble n’avoir que peu de soin de nous, pauvres d’entre les pauvres. Notre avenir terrestre semble se resserrer de jour en jour.
A moins que j’en oublie – mais ma science est mince – telles sont les voies :
- Sous la pluie de coups de fouet, prendre le harnais, et tirer. Ne jamais sortir des caves. Y crever d’usure et désespoir, laissant l'obscure charge au pauvre fruit de nos entrailles.
- Se révolter, ruer, et mordre. Essayez, et vous verrez que tout est connu depuis longtemps des techniques de soumission. Les crocs des chiens sont aiguisés.
- Se laisser mourir. Les esclavagistes arabes savaient que certaines peuplades noires préféraient se laisser mourir que de vivre contraintes (les Peuls, peut-être, mais ma mémoire est imprécise), et ne les razziaient plus. Toutes les addictions sont une forme plus ou moins rapide de suicide.
- Imaginer une solution pour prendre le contrôle du système, et devenir un tortionnaire à son tour. Beaucoup d’émulation, beaucoup d’appelés.
- Partir dans le désert, ce qui s’apparente plus ou moins à la troisième voie, sous un aspect de dignité et de hauteur plus ou moins authentique.
- Prendre le harnais, en se disant que c’est le seul choix qui permette de franchir cette putain de crevasse, sans jamais perdre sa liberté d’être, d’observer, de penser, et d’arriver ainsi intact et plus sage au bout de la course. La seule voie qui laisse la faculté de perdre son temps – sa vie – pour s’attarder auprès d’un plus pauvre tombé sur le bas côté, car, tous comptes faits, cette course n’est pas la nôtre, ni ses objectifs.
Chacun de nous, je crois, essaie un peu de chacune de ces voies, pas nécessairement exclusives.
Tous égaux devant l’épreuve, nous devrions être tous égaux devant la ligne de partage.
A moins que la pureté de l’intention, la compassion et l’abandon de la volonté propre, ou de sa propre importance n’aient un rôle à jouer.