Escher
Chuis pas un fidèle des supermarquettes, mais de temps en temps, faut recharger. Des années qu'on veut me fourguer des cartes, mais je résiste. Oui, je surpaie, si j'avais une carte, nia nia. Même sarko cherche à m'encarter. C'est dire.
Adoncques que je déboule au Casino entraperçu à l'aller du biz en cours, pour me refaire en Crozes Hermitage 2007, caves de Tain. Honorable variante aux liqueurs burgondes. Mme aime bien aussi, c'est rond, costaud, fin et équilibré.
J'assaisonne donc le chariot de toute la matière dispo, j'y ajoute un ou deux Chardonnay des Vignerons Ardéchois, quelques rosés de l'Ile à Tino, passque c'est l'été et qu'y faut bien se rafraîchir un peu les muqueuses, le retour du soleil on y croit, bref, au fil de la route le chariot s'alourdit jusqu'à la caisse.
Là la charmante me questionne : zavez la carte ?
- Que nenni, ma brava, que dalle.
Et qu'elle m'estourbit d'un chiffre astronomique en bas de la feuille, juste avant ce message profondément ésotérique : eh, machin, si t'avais eu la carte, t'aurais ajouté 51 smiles.
TTt'à fait ! comme dit le patois local.
Ah ben crotte, j'ai perdu 51 smiles.
Chais pas où qu'ils les trouvent, les smiles, dans le supermarquette. Les directeurs n'ont pas dû traduire. Car :
1) tout le monde fait la gueule : les ceusses qui emplissent les rayons de victuailles comme les prêtres de Moloch te lui farcissaient la gueule d'enfançons ; les caissières, mal nommées passque si elles en lâchent une (caisse) elles sont virées ; les clients, sans oublier les clientes. Ah mon dieu, quand j'y vais en débraillé, survête délavé et godasses fatiguées, et que je convoie quelques hectolitres de narpi, qu'est-ce que je me ramasse comme commisération, le pauvre, si c'est pas triste, etc.
Il me souvient (pour causer le françois comme d'Ormesson) d'un chariot particulièrement viticole soumis aux regards tout à la fois affûtés, envieux (passque j'aime mieux le bon) et compassionnels de la foule carrefourienne, en compagnie de ma seconde fille, âgée de 10 ou 12 ans à l'époque.
Tout occupé à entreposer sans les entrechoquer les précieux flacons sur le tapis roulant, je l'entends clamer : "j'espère que tu ne vas pas boire tout ça ce soir !"
Je me demande sous quelle rubrique une abeille aurait classé le rouge qui m'a envahi. Les abeilles distinguent environ 80 rouges. Moi une quarantaine seulement, mais j'ai des aptitudes pour le blanc.
Je reviens aux Smaïlz.
2) D'une indécrottable naïveté, j'ignorais jusqu'à ce tantôt (comme disent les Burgondes) qu'on pouvait ajouter les smiles. Un sourire, c'est un sourire. Si je te souris, si tu me souris, c'est un mouvement de l'âme, naturel et spontané. Si j'ajoute du sourire au sourire, ce n'est plus ni l'un ni l'autre.
Ce n'est même plus du sourire. C'est l'antithèse du sourire. Du poison, de la merde.
Et puis, un sourire, c'est gratuit. Ça ne s'achète pas, ça n'achète rien, ça ne s'échange pas.
Et pourtant le crétin du film, a l'air content comme tout d'entasser ses points à chaque fois qu'il sort sa CB. Le crétin du film fait ce que recommande le message final : PROFITE DU SYSTEME. C'est une injonction, un ordre, une menace. En creux, ça signifie : reconnais le système, obéis lui, plie, courbe l'échine et le genou, révère le, aime le, adore le. Et surtout : ne le remets pas en cause. Le système est Dieu, ton Dieu, auquel tu ne peux échapper. Il sait ce qui est bon pour toi, la bouffe, les fringues, la planche à voile.
Si tu es sage et obéissant, tu n'auras pas d'ennuis, mais des points. Alors souris, esclave, sois heureux, crétin, profite de cette mansuétude, et de cet inconcevable paradis où ta dépense est récompensée (en clair dans le film).
Alors, Casino, et toutes autres officines et succursales du père du mensonge, je vous accuse de trafiquer le langage. Peut-être trafiquez-vous aussi vos comptes, vos déclarations sociales, vos produits, je n'ai pas la capacité d'en juger.
Mais pour ce qui est de pervertir la langue - une première fois par cette immonde et veule pseudo traduction anglaise - mais surtout par le fait que vous salissez pour faire de l'argent, cet immondice, un mot rare et précieux : sourire, qui désigne la naissance d'une reconnaissance délicate, et pour vous s'entend : SOUS = RIRE, pour cet immonde méfait, de vider les mots de leur vie et de leur joie propre pour en faire des putes, je vous convoque à un tribunal dont dans votre imbécillité et votre aveuglement vous n'avez pas la moindre conscience (mais ce terme vous échappe aussi, j'abrège) : le tribunal éternel qui établit la frontière entre le vrai, le juste, et la contrefaçon.
Bien sûr, corrompre le langage, le trafiquer, c'est corrompre les hommes, les trafiquer. Mais vous êtes forts en tous les trafics, vous, les mercenaires de la Grande Crapule.
Bien sûr, je pourrais avoir l'impression devant vos incommensurables forces armées, de pisser dans un violon, mais non. Votre énorme puissance, à vous et à vos associés dans le piétinement de la faiblesse et de la délicatesse, une fois retombée l'euphorie de vos lourdes victoires, dans le calme et le silence de l'Absolu, n'est rien.
Quand un sourire est Tout.
Nous sommes nombreux, à avoir choisi. C'est d'ailleurs grâce à vous, à vos brillantes turpitudes, que nous nous sommes déterminés. Certes, nous ne sourions pas comme les acteurs de vos pornographies, à tout bout de champ. Non. Nous avons choisi justement de ne pas afficher le sourire faux auquel vous obligez vos vendeurs, vos "conseillers", votre petit personnel de racole. Nous savons ce que vaut, ce qu'est un sourire, et nous ne prostituons pas le sourire.
Nous savons pour en avoir exploré les méandres, ce que veut dire : gratuit, du mot "grâce", et nous ne l'affichons pas à chaque gondole. Nous savons que seule l'adversité de ce monde nous oblige à payer et nous faire payer. Mais nous savons aussi que l'essentiel est gratuit, donné à qui le voit, et nous avons hâte que ce temps de votre stupide triomphe s'efface et bascule dans le vide.
C'est devant le déferlement de la violence, de la cupidité, de l'envie, de la bêtise, de la prostitution volontaire que nous avons choisi de ne pas sacrifier à vos idoles.
Bien sûr, vous nous prenez pour des fous ou des minables, des exaltés, illuminés, que sais-je, et c'est normal, puisque vous avez les yeux crevés. Et les oreilles bouchées par les belles histoires de fric, de réussite et de conquête que vous vous racontez à chaque instant.
Alors, sourds et aveugles, vous vous prenez pour des seigneurs, des rois, auxquels tout sourit (smile) et tout sourira éternellement.
Mais finalement, tout se sait, tout vient en pleine lumière. Tout. Dans notre sphère, ce n'est qu'une question de temps. En fait, c'est déjà, de tout temps. Vautrez-vous dans les résultats et les dividendes, le vol, la combine, la dépouille, un moment viendra où cette question arrivera, et elle ne sera pas posée à Casino, Carrefour et autres malfrats collectifs, mais à chacun des individus qui ont envisagé, permis, consenti à, encouragé, peaufiné cette saloperie de viol de cet être libre qu'est le sourire :
Qu'as tu fait de ce précieux et fragile trésor ? Qu'as tu fait de ce qui a été donné gratuitement ? Comment vas-tu faire pour réparer cela ?
PS : encore une tite pause, d'une durée inconnue.