Juste avant la sortie du sommeil, l'envie d'uriner suscite des rêves troubles de copulation (il semblerait que ce soit spécifique aux mâles), dont les partenaires sont parfois surprenants, parfois familiers, qui illustrent à la fois l'aspect compensatoire, protestataire, anarchique du rêve et la mécanicité pure de la sexualité. La vessie comprimée envoie des signaux d'impatience qui deviennent douloureux et provoquent une tension dans le corps jusque là relâché. Les pieds s'agitent spasmodiquement, se frottent l'un l'autre, un peu comme les gens se tordent les mains d'impuissance.
Je m'installe sur le dos pour calmer ça. Les boyaux en profitent pour émettre à leur tour des grondements obscurs et des galops de souris qui annoncent une prochaine révolution.
Jambes et bras ont envie de s'étendre, de grandir. Chevilles et poignets s'agitent, les doigts se serrent et se desserrent, la colonne elle-même se cabre et se tend comme un câble, nuque renversée en pont sur le matelas.
Chaque muscle, chaque tendon, chaque ligament s'ébroue dans la rosée du matin. Les poumons se gonflent et se vident profondément.
Le contact est mis, les bougies chauffent.
Après que le "centre instinctif", comme disait Gurdjieff, et beaucoup plus clairement Pierre Ouspenski, ait alerté le "centre moteur" sur l'imminence d'une réaction qui propulse le corps jusqu'aux toilettes, viennent les premières pensées mécaniques : j'ai rendez-vous chez le dentiste à 10 h 15. Je dois passer à la poste avant, et à la banque. Rien de tout cela n'est penser volontaire, c'est certain.
Mme VJ soudain tousse. Elle s'est couchée il y a deux heures. J'ai pour elle une bouffée de tendresse. Est-ce ce qu'on appelle "Amour"?
Non. Sentiment mécanique. Si on s'était fâché hier, je ressentirais des bouffées de colère et de rancoeur. Mécanique.
L'organisation de la pensée et celle des sentiments ressortissent aux centres intellectuel et affectif ou émotionnel.
Ce matin, je les ai bien identifiés, et clairement vu comment ils s'imbriquent et interréagissent.
Le centre instinctif est l'eau. Méduse agitée de soubresauts à chaque ridule de la vague qui la porte. Lorsqu'elle n'avait pas été éduquée, vessie et boyaux vidaient sur place. La mer est vaste et sans cesse renouvelée.
Le centre moteur qui permet d'atteindre les WC au bout du couloir, c'est la terre.
Les pensées qui se bousculent, et sur lesquelles je n'ai presqu'aucun contrôle, comme le savent ceux qui ont pratiqué la méditation, c'est le vent qui passe. Regardez les girouettes, ou allumez un feu (bientôt interdit), et vous verrez comme le vent tourne sans cesse.
L'amour, ma soeur, c'est le feu. Qui donne chaleur et brûle comme le dard d'un scorpion.
Et moi, suis-je cela ? Le nom que je porte, est-ce cet assemblage fortuit qui s'oublie en permanence ?
Qui s'oublie, mais aussi ne se connaît pas, ignore qui et ce qu'il est, et s'illusionne, imagine, se laisse imprégner par tous les mimétismes et le désir de plaire.
Suis-je, moi, VJ, ce que j'écris ? Ce que je ressens ? Pourquoi écrire ? Pour me trouver bien, me plaire ? Plaire, vous plaire ? Mécaniquement ?
Au delà des quatre centres inconscients que nous rêvons être moi, Gurdjieff mentionne la conscience de soi, comme première étape à acquérir. Ce serait déjà un immense progrès que d'être conscient en permanence de son type unique et soudé.
Par rapport au réveil matinal, sortie du rêve de la nuit, ce serait (c'est une hypothèse personnelle) l'éveil, sortie de la torpeur du rêve de l'existence. Un parallèle supérieur.
De même que le réveil, l'éveil serait progressif.
J'imagine (comment le savoir ?) que de même que les organes boursoufflés de l'excrétion lancent l'alerte au centre moteur, une sorte de ras le bol "êtrique", pour reprendre le vocabulaire gurdjieffien met en branle une sorte de système supérieur.
De même que l'excitation nerveuse de la vessie et du système urinaire déclenche (chez le mâle, au moins) des scenarii érotiques, la crise de manque êtrique pourrait expliquer les rêveries mystiques.
Cette première étape déboucherait plus tard, une fois pleinement vécue sur la conscience objective. A ce stade, j'aurais la conscience permanente de la réalité véritable.
Voici le plan. La carte n'étant pas le territoire, il ne reste plus qu'à ouvrir la porte et marcher.
Pour qui voudrait voir ce schéma de plus près, il faudrait lire les livres de Gurdjieff. Commencer alors par le plus "romantique" : "Rencontre avec des hommes remarquables". Laisser soigneusement de côté les "Récits de Belzébuth à son petit-fils", pourtant hilarants par moments, mais indigestes au possible.
La lecture d'Ouspenski est indispensable : "Fragments d'un enseignement inconnu", bien sûr, en sautant à pieds joints, à moins d'être maso, l'histoire des hydrogènes, mais surtout un livre absolument indispensable pour sa clarté : "L'homme et son évolution possible". Evolution à comprendre dans le sens d'une reprise de nos facultés, non pas au sens darwinien ou magique.
Un autre livre très précieux, épuisé (on en trouve quelques exemplaires à Price Minister), qui relativise le mythe gurdjieffien et envoie au diable les successeurs autoproclamés de GIG : "Les Maîtres de Gurdjieff".