Jour de formation. La société qui a besoin d’évoluer dans sa forme convoque régulièrement les parties de ses composantes sur lesquelles elle compte pour se conserver toujours la même, au fond, particules humaines qu’elle rémunère pour lui vouer respect et considération, la prendre au sérieux.
Je ne parle pas ici d’une profession, mais d’une fonction. Oui, indépendamment de son métier, votre serviteur figure sur certaines listes de personnes reconnues par la Pieuvre pour leur moralité (ouaf), leur dévouement à la cause commune (hum), leur absence présumée de passions (...) qui les rend théoriquement aptes à servir son développement harmonieux. Une fonction esthétique, en quelque sorte.
Je vous prie d’excuser ces phrases alambiquées, mais il me semble important de dire que je ne vis pas sur un nuage ni sur un zafu, mais que j’ai une vie sociale.
Ayant un penchant prononcé pour la solitude, au point que j’aurais pu être – qu’une partie de moi est – un ermite, un autre moi effectue des tâches à la fois distinguées et triviales parmi des gens plus ou moins distingués ou triviaux, et qu’un autre - parmi d'autres - boit, danse et raconte des blagues.
Bref, ce jour là, j’étais en formation, parmi cent ou cent cinquante autres individus. Je hais les foules, et quelques visages connus et acceptés m’ont aidé à surmonter l’épreuve, mais malgré ma répulsion, je trouve intéressant de participer à la vie de la bête humaine, dans son souci de régulation.
Je me trouve encore une fois parmi des gens impliqués. Bonne définition, dit Mme VJ à qui je raconte ça. Ils sont impliqués. De ce monde, passionnément. Moi, je plane, j’entends, je comprends, et je perçois bien cette nécessité qu’a la société humaine de se donner des règles et de chercher à les perfectionner, moyennant quoi elle se perfectionne aussi, j’ai l’esprit vif et je pose des questions pertinentes, mais en fait je m’en fous. Je suis l’un des seuls. Tous les autres ou presque sont impliqués.
Déjà, à l’arrivée, vers 9 heures, tous se goinfrent de gâteaux, cakes, café, jus d’orange, comme s’ils avaient vraiment faim, et tous cherchent à qui s’agglomérer pour faire du bruit. Moi aussi, je m’agglutine aux deux ou trois que je supporte, parmi les moins gluants, et je regarde ou plutôt j'évite de regarder les autres s’empiffrer.
J’ai toujours fait au mieux tout ce que j’ai fait. Vacataire Manpower ou vendangeur à la saison, tous mes employeurs m’ont redemandé, parce que je faisais de mon mieux. Mais je ne suis jamais retourné deux fois au même endroit.
Donc, quoi que je fasse, c’est toujours de mon mieux. Sinon, mieux vaut ne rien faire.
Je me repose, je bois, je me balade, j’aime, je dors de mon mieux. C’est pourquoi je ressens de la compassion pour les gens qui vont bosser à reculons, qui vous servent en faisant la gueule.
Mais ce jour là, rien de tel : nous étions dans un ancien château d’Auvergne, du Directoire, devenu un centre d’insertion pour handicapés, qui offre de grands salons, une salle de conférence – où nous fûmes formatés – et un personnel abondant, mais un tantinet hors normes.
Dès le parking, c’était drôle de voir des garçons de trente ou quarante ans faire de grands moulinets des bras pour faire circuler les rutilantes voitures des beaux messieurs, comme on leur a dit de faire : toi, tu te mets là, et t’envoies les voitures par là. Sans eux, on serait quand même arrivés au parking, avec les panneaux, mais qu’est-ce qu’ils s’éclatent, quelle importance ils ont, soudain, je fais des grands gestes des bras, et tout le monde obéit, c’est magique. Tellement que j’en rigole jusqu’aux oreilles. Quelle belle journée, toutes ces voitures qui s’empilent là où je leur dis.
Les gens sourient, moi aussi, tant ces jeunes gens trouvent du bonheur à accomplir ces tâches gratifiantes. Et puis tout le monde s’en va au formatage, après les cakes.
Plus tard, au restaurant, un autre personnel abondant. On se croirait au "grand siècle", tant ils sont nombreux. Il y a de belles boiseries en noyer clair, et en les regardant, je me prends les pieds dans un tapis. « Oh, le monsieur, il a failli tomber ! ».
A table, un nuage de serveurs et serveuses apporte bouteilles, pain, et assiettes, tous attentifs à ne pas commettre une bourde. Tous anxieux, et pleins d’un bonheur incroyable, d'un désir d'être utiles, de plaire, d'être aimés.
Dans cette assemblée de crocodiles pleins d’eux-mêmes, soudain, je ne vois plus que ces femmes et ces hommes différents, qui font sourire ou énervent – l’un d’eux a échappé une cuillère sur la veste d’un convive – et mes yeux se mouillent.
Je regarde leurs visages non pareils, leurs yeux pleins d’un espoir de gamins, leurs corps plus ou moins tordu ou tendu, leur intention, surtout, de bien faire et de plaire, et chaque fois que l’un d’eux retire ou pose quoi que ce soit sous mon nez, je le remercie : merci, Madame, merci, Monsieur. Bien sûr, c’est drôle aussi, ils retirent une bouteille de vin blanc pas encore vide, pour en mettre une pleine, quand il faudrait pour respecter les usages, servir du rouge. Et ils remettent une corbeille de pain quand on passe au dessert.
Mais leur désir et leur dignité, leur peur de mal faire et leur joie sont immenses.
Et quand je regarde ces autres gens, les convives, qui échangent de grosses plaisanteries ou font assaut de servilité ou de bonnes affaires, je sais instantanément où va mon cœur.
Pourquoi suis-je venu ici ? Dans la voiture, je croyais encore que c’était pour avoir le quota nécessaire de formatage. Mais non. Pas du tout.
J’étais là pour voir de vrais hommes et de vraies femmes de désir, qui ne vivent pas à reculons, et ne font pas la gueule, et ne se croient pas importants. Ce qu'ils demandent ? Qu'on les voie, qu'on les accepte, qu'on les aime.
En rentrant, je me suis souvenu que j’ai eu un oncle, mort à neuf ans, macrocéphale. C’était un secret de famille. Et une terreur secrète de ma mère, et d’autres.
Pour une raison obscure, ces gens si particuliers, je les aime à les prendre sur mon cœur, et les larmes m’inondent à leur pensée. Pas des larmes de peine, non. De bonheur, oui.
***
J'en étais là, et je sentais qu'il y avait une marche à passer, sur laquelle je butais. Qu'est-ce qui rend ces gens si différents, qu'instantanément nous les mettons à part ?
Mme VJ m'a donné la clef : ils ne sont pas prisonniers d'un mental qui calcule, échafaude, projette, combine, ment, assassine. Ils ne sont pas suffisants, coupés. Ils sont vraiment vivants parce qu'entièrement dans ce qu'ils accomplissent ou ressentent.
Nous nous pensons supérieurs à eux, parce que nous savons fabriquer des médicaments dangereux, des armes et des règles pour asservir et des sociétés écran pour échapper à la règle.
Eux sont proches de la source, comme le sont - ce n'est pas péjoratif - les animaux. Ils ne sont pas inférieurs, ils sont autres. Sans vouloir les idéaliser, parce qu'il leur manque quelque chose que nous avons, ils sont beaux et purs.
Cependant, ce poison qui nous dévore, le mental, nous pouvons le transmuter. Charles Baudelaire disait que les meilleurs parfums viennent des sécrétions des glandes anales du skunks, de la moufette.
Ce qui aujourd'hui nous rend si laids, si grimaçants peut nous mener sur l'autre rive, où nous serons lavés et rendus à notre beauté originelle, augmentée de l'expérience en cours.
Peut-être que ces êtres limités, contrefaits, parfois drôles dans leur emphase sont des témoins mis sous nos yeux pour que nous conservions le souvenir de l'origine. Des envoyés, des chargés de mission, des anges.