Toi, tu m’as attrapé en 1984.
Ou peut-être bien avant. Mais c’est en 84 que tu me l’as fait savoir, et que tu m’as donné cette vision que j’ai dessinée avec mes
pauvres moyens, aux crayons de couleur. Comme les gamins – mais comme Jean-Luc Leguay, aussi – j’ai sorti ou peut-être même acheté pour l’occasion, une occasion toute neuve, un compas. J’ai fait
un beau cercle, en sortant le bout de ma langue, comme à chaque fois que je m’applique, et j’ai dû esquisser le mouvement de l’eau, et des personnages, avant de les déterminer puis de les
colorier. Oh, rien de compliqué : le pêcheur, Toi, debout sur une plage ensoleillée, et sous l’eau, le poisson. Moi. Le moi que j’appelle moi, encore aujourd’hui, même si je sais que moi ce
n’est pas que moi, et toutes sortes de blabla sans importance, puisque je reste quand même moi, dans l’aquarium, en attendant de rejoindre Ta céleste poêle.
Toi tu es petit, pour montrer comme tu es loin (j'ai retenu les leçons sur la perspective), bien qu'en réalité tu es
encore "plus près que la veine jugulaire", et moi, je suis en gros pour montrer tout l'espace que j'occupe et comme je suis beau.
Tu m’as envoyé la vision, et tu m’as aussi donné ce message simple, que j’ai bien noté, sois-en sûr : « Laisse-toi tirer, tu n’as rien d’autre à
faire. Rien à faire. Sauf ouvrir les yeux, et éviter de te faire prendre dans les algues. Sois attentif »
Rien de compliqué.
Sauf que ce n’est pas si facile, bien sûr. Cent fois j’ai essayé d’aller ailleurs, cent fois tu as ramené le fil, et ça m’esquinte le palais. Ca fait mal.
Les algues ? J’en ai connu d’agréables, de belles algues se laissant aller dans le courant, alanguies, et souples comme des anguilles, et douces comme au détour d’une ruelle de Buenos-Aires, en fourreau de satin.
Tu me tirais, mais à l’inverse je débouchais Pommard et Lanson rosé, ivre de drogues et de musique, riant de tout, de rien alors que je savais bien que le lendemain je me traînerais à genoux pour sortir du piège.
Mais si là-haut la plage est nue et le soleil brille, ici c’est différent. C’est le monde de l’oubli, et je T’oublie aussi souvent que je me souviens. Je te perds, Tu me retrouves. Mais le fil n’est pas rompu.
Tu es un pêcheur aguerri. Tu sais bien que si tu me remontes trop tôt, je serai encore sec et dur, et sans attrait. Alors tu me promènes, afin que je profite pour ton souper. Moi, je voudrais que Tu me manges tout de suite, mais c'est Toi le pêcheur, alors j'attends.
Une confidence pour dire le degré de ma sottise : il m’a fallu exactement sept ans avant de voir que j’avais dessiné un Aleph.
La barre sinueuse, c’est la surface de l’eau, même si je l’ai un peu mouvementée pour faire joli. Tu es le yod d’en haut, et moi le yod d’en bas, comme dans la fameuse Table d’Émeraude. Le fil n'est pas droit, mais c'était pour montrer la diffraction de la lumière dans l'eau, le décalage. Hé, faut pas me prendre pour un benêt. J'étais nul dans toutes les sciences, mais pas complètement bouché quand même.
Tu m’as donné le bonheur de Te connaître, et de Te savoir présent, malgré toutes les vicissitudes et toutes les difficultés d’une vie d’homme, et de cela, je Te remercie sans cesse, même lorsque je crois T’avoir oublié.
Et je forme le souhait qu’ainsi Tu te manifestes à tous ceux qui peuplent la Terre, car ici il y en a très peu qui se souviennent.
Amen.