Lu dans "Alchimie", de Marie-Louise Von Franz
Question : L'attitude religieuse primitive aurait-elle quelque chose à voir avec la participation mystique ?
Marie-Louise Von Franz : Oui, la participation mystique est l'une des caractéristiques de la religion primitive comme le sont l'observation des événements synchrones mystiques, celle des signes, le refus d'agir sans déceler d'abord les symptômes ou les signes intérieurs et extérieurs, ou, selon une définition, l'attention sincère et constante portée aux facteurs inconnus.
D'après cette définition serait religieux celui qui agit en étant pas seulement en accord avec le raisonnement conscient, mais en prêtant aussi une attention constante aux facteurs inconnus sous-jacents et en les respectant. Si quelqu'un me dit par exemple : « Allons prendre un café ensemble après le cours » et que je considère uniquement que j'ai le temps, puisque je ne déjeune pas avant 12:30, je m'en tiens à un raisonnement conscient, ce qui est naturellement légitime aussi. Mais si je suis religieux, je m'arrête une minute et essaie de percevoir dans quelle mesure il est juste de m'attarder ; et si, instinctivement, mon sentiment s'y oppose ou qu’à ce moment une fenêtre claque ou que je trébuche, il se peut que je n'y aille pas.
On peut se moquer de cette attitude et la traiter de superstition, ce qu'elle est, naturellement, à un certain niveau. Pourtant, loin d'être purement mécanique comme, par exemple, l'idée qu'il faut s'en retourner si un chat noir passe sur son chemin, elle incite plutôt à se concentrer à tout moment pour essayer de recevoir un signe du Soi ou de l'intérieur. Dans la philosophie chinoise, l'attitude équivalente consiste à prêter constamment attention au Tao, à déceler si ce que je fais maintenant est juste, en Tao. Bien entendu, les arguments personnels, la considération du pour et du contre existent aussi, mais vivre de manière religieuse signifie être sans cesse en éveil de manière à percevoir les puissances inconnues qui, elles aussi, gouvernent une vie. Si je n'ai pas d'indication contraire, je peux décider de prendre un café puisque j'ai le temps, ou parce que j'aime bien ça. Un signal ne retentit pas toujours pour nous prévenir, mais, s'il résonne et qu'on ignore, un certain ordre est détruit. L'attitude primitive et religieuse implique que l'on n’omette jamais de prendre ces puissances en considération.
Quand Jung était en Afrique, le guide de son safari était musulman, chiite, je crois. Chaque matin, au petit déjeuner, tous les porteurs noirs racontaient leurs rêves et on discutait, puis le chef du groupe allait voir Jung et l'informait s'ils continuaient leur route ce jour-là, ou non. Quand il disait qu'il ne partait pas, découvrit Jung, la tonalité générale des rêves n'avait pas été favorable, ce qui les décidait probablement à attendre un jour avant de poursuivre leur chemin. Jung acceptait de telles décisions et il réussit même à s'associer et à prendre part aux débats sur les rêves ; et tous furent très impressionnés de découvrir qu'il connaissait quelque chose aux rêves, qu’il s'y intéressait et pouvait même les interpréter mieux qu’eux. Ainsi put-il observer ce qui se passait. Mais un anglais qui vint en ce même lieu quelques semaines plus tard agit naturellement comme la plupart des blancs le font : il accusa les hommes d'être paresseux, insista pour qu'ils soient arrivés à destination en cinq jours, usa de force, et il mourut.
Ce récit illustre une attitude où tous les aspects irrationnels sont pris en considération. Les indigènes s'y soumettaient parce qu'il pouvait arriver qu'il y ait un jour des orages, ou que l'on risque de se trouver nez à nez avec un rhinocéros, qu’on soit attaqué, et ainsi de suite. Dans la nature, on est constamment confronté avec ce genre de situation et notre inconscient sait véritablement à quoi s'en tenir. Quand on vit dans une nature sauvage, l'attention portée à ces secteurs est donc essentielle à la survie. Les animaux sont toujours avertis des tremblements de terre et d'autres dangers, ils les perçoivent instinctivement et, si nous-mêmes faisons attention, nous en sommes aussi informés par nos rêves. Telle est la raison pour laquelle, de manière très adaptée et raisonnable, ces indigènes tenaient compte de leur rêve chaque matin.