Le Christ, pour moi, est l'archétype du héros. Le modèle suprême. L'union dans Jésus-Christ du divin et de l'humain fut pour moi toujours un mystère insondable. L'aspiration surhumaine, et en même temps si humaine, de venir à Dieu et de s'unir à lui m’est toujours apparu l'aboutissement extrême de la destinée humaine.
Il y a cette dualité du corps et de l'esprit, l'égoïsme ancestral de l'humain, et en même temps ses élans irrésistibles vers la lumière. Transmuer ces ténèbres en lumière fut le devoir que je me suis donné. J’aimais mon corps, j’aimais mon âme, et je m'efforçais de concilier ces deux ennemis et ces deux collaborateurs. Il ne se savaient pas collaborateurs mais quelqu'un en moi le savait. Il se mettaient à transformer leur haine en amour, entreprise qui me surpassait. J'étais désespéré. C'est alors que le Christ m'apparut sous la forme qui convenait à mon angoisse, comme modèle suprême, comme la plus haute réussite de la lutte entre la chair et l'esprit, comme l'absorption intégrale de la haine par l'amour. Je m'excuse d'employer souvent dans mes écrits, le mot Dieu. Mais quel mot pourrait emprisonner l'infini ? Moi je l'appelle tout bas abîme paternel. Tout ce que je sais de Dieu je l'ai appris en regardant la flamme et la lumière, les yeux fermés. À partir du moment où j'ai vu devant moi le Christ, ce grand vainqueur de la pesanteur, je suis devenu le scribe de la lutte entre la chair et l'esprit, entre la haine et l'amour. Le monde d'aujourd'hui, affolé par la haine, s'entre-déchire, les hommes blancs, jaunes, noirs se combattent aveuglément, travaillés par les forces démoniaques. La conscience humaine est en détresse. J'essaie d'être le scribe de cette détresse. J'ouvre les yeux, je tends les oreilles, je m'efforce de suivre passionnément les péripéties de cette lutte. Je sais qu'à la fin esprit sera vainqueur. Lorsque je le vois trébucher je lui révèle la bonne nouvelle. La bonne nouvelle, c'est-à-dire le triomphe du bien. Mais ce triomphe du bien n'est pas le sujet essentiel de mon oeuvre. Mon sujet essentiel c'est la lutte qui éclate dans notre réalité et dans notre conscience et donne à notre époque son visage tragique. Mais la bonne nouvelle est là. Elle traverse les douleurs de l'enfantement et m'empêche de sombrer dans le désespoir ; j'attends avec confiance, après des ruisseaux de larmes, de sueur et de sang, le triomphe de l'amour. Le poète Miguel Hernandez avait écrit dans sa prison, quelques jours avant sa mort, pendant la guerre civile espagnole : « Il y a un rayon de soleil dans la lutte qui laisse toujours l'ombre vaincue. »
Nikos Kazantzaki, Entretiens, éditions du Rocher