Lorsque nous serons libres, vous serez en paix.
Quand vous serez en paix, nous serons libres.
Frères humains qui avant nous viviez, et qu’on dit morts parce qu’on vous a vus porter en terre, je crois que vous vivez encore. Je crois que tout ce que vous étiez, vous l’êtes encore. Votre courage et votre couardise coulent dans nos veines. Votre fierté et votre lâcheté imprègnent nos pensées et nos actes.
Mes yeux ne voient pas à l’intérieur des chairs, et je ne sais pas si vous avez marqué de votre empreinte ce que la science lourde de ses microscopes appelle des gènes.
Mais je peux lire en moi et dans les autres hommes les passions, les espoirs et les peurs qui nous agitent, et je sais que dans cette agitation, cette fièvre, ce bruit, vous êtes là, tapis.
Vous faites en nous ce que vous avez toujours fait et cherché à faire : continuer à exister.
Les hommes vous connaissent, mais ne vous reconnaissent pas. Vous êtes ce qu’ils nomment leurs habitudes, leurs bons ou leurs mauvais côtés, ces horreurs de petits péchés mignons, ce qu’ils ne savent pas retenir, ce dont ils ne peuvent s’empêcher, qui les entraîne dans la pente et qu’ils croient être eux-mêmes.
De temps en temps, l’un de nous s’éveille, voit sa poitrine pleine de paille, ses membres secs et décharnés, et sait soudain qu’il est mort, mais aussi qu’il n’est pas cela, que ce cadavre n’est pas le sien, puisqu’il peut ressentir sa propre mort. Et sa peur le réveille, le redresse. Il se relève alors d’un bond, secoue ses vêtements, comprend que ces vieilleries, ce n’était et ce n’est pas lui, vous rend à la poussière, et se met à vivre, enfin.
Ce sont vos espoirs et vos peurs que nous perpétuons, et vos erreurs que nous recommençons sans cesse. Recommencer ce que vous avez loupé, comme si enfin vous alliez le réussir, recommencer ce que vous croyez avoir réussi, car c’est si bon…
C’est comme si vous nous rêviez, pour continuer à exister dans ce rêve. Mais vous nous avez rêvés : quel grand-père, quelle mère n’ont pas rêvé la vie de leur progéniture ?
Vous ne faites qu’empêcher notre naissance, la naissance du neuf.
Inlassablement, votre rêve mortifère a enfoui le présent, le nôtre, sous des millions de couches de nuits, de jours, de bâtiments et de décombres.
Inlassablement, à travers nous et par nos mains, vous avez bâti, détruit, aimé et guerroyé.
Frères humains décédés par lesquels l’existence en ce monde est venue jusqu’à nous, je souhaite vous dire aujourd’hui que ce jeu prend fin. Vous remercier pour ce que vous nous avez légué, mais vous faire comprendre que maintenant nous devons nous défaire de ce fardeau, votre fardeau, qui n’est pas le nôtre, et le jeter à la rivière. Car vous ne savez plus que répéter et répéter sans cesse ce que vous avez appris, ce que vous avez perdu alors que nous n’en pouvons plus de vivre des histoires qui ne sont pas les nôtres. Des histoires de savoir et de pouvoir. Nous ne pouvons pas accepter de mourir pour vous, avec vous, et en vous. Sous votre pesanteur, nous sommes des fantômes, et vous êtes nos chaînes.
Nous voulons l’amour et la fraternité, le rire et la paix et vous ne savez que recroqueviller vos doigts sur vos avoirs, mettre le monde sous clef, et construire des flottes de bombardiers pour défendre ce qui n’est plus.
Nous sommes venus ici pour vivre notre vie, pas la vôtre. Pour découvrir de nouveaux mondes, non pour perpétuer vos empires poussiéreux, vos pyramides croulantes, vos systèmes armés tellement perfectionnés qu’ils vous empêchent de mourir, vos carapaces antédiluviennes.
Je vous prie poliment et avec le respect qu’on doit à tout ce qui un jour a existé, espéré et aimé de partir enfin, d’accepter de nous laisser Être enfin ce que Nous Sommes. Morts, vous serez en paix, et cette paix, nous seuls pouvons vous la donner. Car nous ne vous chassons pas, nous ne vous récusons pas, nous n’avons pas honte de vous. Au contraire. Nous vous sommes reconnaissants pour tout ce que nous avons reçu de vous. Nous en avions besoin, mais aujourd’hui, nous n’en voulons plus.
Aujourd’hui, nous devons enfin nous rendre libres. Libres de voler, comme vous ne l’avez jamais fait, sans emporter de bombes sous nos ailes, juste pour la joie du vol. Libres d’aimer sans faute, ni regret, ni peur. Libres de voyager d’esprit en esprit, de nous délivrer de la matière tenace dont vous étiez faits. De desserrer les griffes que vous avez crispées sur le monde et le temps. Des poignées de cendres.
Lorsque nous serons libres, vous serez en paix. Quand vous serez en paix, nous serons libres.
C’est maintenant que nos voies se séparent, pour notre bien commun.
Je prie donc ce soir et à chaque instant dorénavant pour que vous trouviez enfin la paix et le sommeil.
Et nous la Vie.
Que cette prière monte au Ciel pour y être acceptée.