Jack et Dino Chapman
J’ai rencontré un homme de 56 ans, comme moi. Un manuel, un terrestre. Fort comme un truc, haut comme trois pommes, aussi large que haut. M’aime bien. M’a rendu service. M’a payé à boire, malgré mes refus. Ne pas boire en la circonstance eût été une injure.
Dans la conversation – sa langue est directe, malgré un naturel d’espion, il espionne tous ses voisins et m’a tout dit d’eux, enfin, sa version – il me dit : « Machin, un jour, il est venu m’engueuler chez moi (parce qu’il l’espionnait ?) : il en a pas eu chagrin, j’y ai tapé dans la gueule, il est allé au tribunal, y réclamait 2 millions. J’étais bien copain avec le conseiller général. Y m’a dit : j’espère que tu l’as bourré à fond, ce connard. Ça m’a coûté deux mille balles ».
Racontant l’histoire à Mme, je dis : il reste pas mal de préhistoriques. Elle confirme.
Plus tard, on parle de la langue. Et me reviennent les souvenirs de cette putain de langue de pute que j’avais, autrefois.
En début de scolarité, ayant un peu d’avance sur mes condisciples, j’avais une ou deux tailles en moins. Deux ou trois fois, pour convaincre les plus tenaces, il m’a bien fallu leur taper dans la gueule. Un allongé dans un sautoir, une fois. KO.
Mais, le plus souvent, c’était mon putain d’esprit critique et ma putain de langue qui les allongeaient pour le compte. Sans égal pour te déshabiller un mec devant tout le monde, dessiné en deux traits tout ce que tout le monde voyait sans l’avoir jamais vu.
Torché, le mec, ensuite. Toute l’année, il se trimballait la queue basse le costard dessiné ce jour-là.
Ça s’appelle de l’autodéfense. On fait ce qu’on peut. Et que celui ou celle qui n’ont jamais été largués dans des pensionnats à neuf ans me jettent la première pierre.
Préhistorique, je l’ai été. Comme tout le monde. Comme mon "copain" de tout à l’heure. Tapé dans la gueule. Le prix de la tranquillité.
Putain de langue. Tiens ta langue dans son enclos, car elle griffe, mord et se repaît de tripes fumantes.
Bien plus tard, j’ai découvert que la langue pouvait aider, rassurer, conforter. L’épée peut devenir charrue.
Je ne hais pas les langues de pute, les mauvaises langues. Au moins, ce sont des langues vivantes. Des êtres qui souffrent et ne voient qu’une face du monde. Ces langues là n’ont qu’à basculer de l’autre côté pour devenir des guides, et la vie sait le faire.
Mais les affreuses langues qui déversent le gluant sirop du mensonge, l'exécrable potion officielle d’endormissement, la consternante langue de bois, je les exècre. Les langues qui déguisent la vérité pour leur immonde profit,en toute conscience et sans jamais faire le compte des meurtres induits, je leur souhaite de mourir en toute logique dans cet épisode d’un irrémédiable cancer, d’une maladie vénérienne de la langue.
Que leur langue pourrisse dans la terreur de leur bouche, que leur bouche s'emplisse de pus et d'asticots jusqu'à ce que leur cœur jette enfin l’éponge et cherche moyen de réparer le désastre.
Telle est ma malédiction (mauvaise parole) et ma bénédiction.