J’ai décidé de ne citer aucun texte dans ce petit libelle. Car si je commence, je n’en finirai pas, tant la liste est longue des interrogations, spéculations, et thèses de toute nature
quant à un sujet des plus difficiles : Qui est qui, et qui fait quoi dans le cirque théologique ?
Le dieu de la bible, recueil de livres sémitiques relativement récent, compilation dont l’origine elle-même est extrêmement controversée, nous a confié la mission de donner des noms aux animaux. Mission à prendre avec recul, car elle ne concerne pas que la classification au niveau naturel des espèces vivantes et constatables par nos cinq sens, mais également le repérage et l’identification de nos populations intérieures, résumées par le fameux « Connais- toi toi-même » de Socrate, dont un certain NS a dit lors d’une entrevue avec Michel Onfray restée dans les mémoires qu’il n’avait « jamais rien entendu d’aussi absurde ».
Donc, l’un de nos herculéens travaux consisterait à définir ce que, ou qui nous sommes, au-delà de l’identification immédiate à l’ego.
Eternelle interrogation, restant généralement sans réponse.
Je lis ça et là sous la plume de gens douloureusement engagés dans la quête qu’il est difficile de percevoir la limite entre Lucifer et Satan, d’une part, et d’autre part que le Christ et Lucifer, tous les deux dénommés : Étoile du matin, Lucifer, Phosphoros, qui tous deux signifient « Celui qui apporte la lumière » sont souvent confondus.
Je me suis également longtemps posé ce genre de questions, sans jamais obtenir de réponse satisfaisante et bizarrement, sans savoir comment ça s’est fait, je suis en mesure de proposer une hypothèse qui m’aurait bien évidemment envoyé directement au bûcher il y a peu de siècles.
On sait que lors du pèlerinage à la Mecque, les fidèles musulmans lapident le diable, ce qui a parfois occasionné des morts par écrasement et piétinement dans l’excitation de l’exécration. C'est pathétique, mais ce n’est pourtant qu’une forme critique d’une attitude partout répandue : considérer que tout nous est extérieur.
Facile de lapider la femme adultère, le diable et tout ce qui nous dérange un tant soit peu.
Beaucoup plus difficile l’exercice auquel nous a convié le Christ dans cet épisode de la femme dite adultère, où il a répondu simplement à la horde meurtrière que celui qui n’avait jamais péché (qui ne s’était jamais trompé, n’avait jamais failli, si vous préférez évacuer la charge culpabilisante de ce mot) n’avait qu’à lancer la première pierre. Evidemment qu’une telle réponse a dispersé la foule.
Que ne leur demandait-il pas : s’observer soi-même !
Rien ne nous est étranger. Ni paille, ni poutre. Le théâtre fantomatique dans lequel nous nous ébattons joyeusement ou péniblement selon les moments est une projection intérieure, dont nous sommes, comme dans le rêve tous les personnages simultanément.
J’en viens à mon sujet : Lucifer, le Christ et Satan sont en nous, c’est évident. Toutes ces histoires ne nous concernent pas parce qu’elles se seraient déroulées dans un lointain et hypothétique passé, mais parce qu’elles vivent en nous à chaque instant.
Le Père, la Source, c’est notre esprit sans limite. Satan, le Tentateur, l’Adversaire, c’est le terme du voyage, sans cesse reculé, le noir profond que nous sommes venus éclairer. Le Christ, et Lucifer sont les deux visages de ce que nous sommes : des porteurs de lumière. Nous sommes des fragments, des étincelles issues du centre de tout, irradiées aux confins du monde créé, confins, force magnétique, trou noir, vortex que représente Satan, éternelle figure de la perdition, car plus nous sommes loin de la Source, et plus notre signal faiblit, et plus nous sommes séduits, aspirés, tentés par la perdition, l’égarement, c’est-à-dire le danger d’oublier totalement ce que nous sommes, d’adhérer à ses valeurs et de ne pas revenir.
En ce sens, l’allusion à l’Enfer éternel ou à la Huitième sphère est peut-être véridique.
Lucifer apporte la lumière frontale, celle de l’Émeraude qu’il perd en venant. Il représente la connaissance, notre infatigable et
irréductible quête de sens. Sa couleur est le vert, en rapport au vair, du latin varius, qui signifie noir et blanc. De nature vibratoire, il clignote, comme un phare. Apparaît,
disparaît. Lumière, il est tenté par la noirceur. Etre, par le néant.
Le Christ symbolise et diffuse Amour et Paix ; son attribut est un cœur embrasé, rouge comme la chaleur maternelle.
Le sens saute aux yeux : la pierre noire et blanche (oeuvre au noir, oeuvre au blanc) devenue Graal, précieux contenant, doit s’emplir d’Amour, du don total de Soi (oeuvre au rouge). Mais, et c’est ce que beaucoup oublient, l’Amour n’est rien s’il s’exerce sans discernement, sans Connaissance. L’Amour ne suffit pas, mais doit s'allier, voire même être précédé par la perte, puis le souvenir.
Nous devons libérer Lucifer, lui permettre de faire ce qu’il a à faire, éclairer le vide, instruire, découvrir. C’est la vraie quête du Graal, au cours de laquelle Perceval a échoué justement parce que, fidèle aux conseils du monde profane il n’avait pas posé de question à son sujet, ni au sujet de la blessure du roi.
En clair, ça veut dire détacher notre intelligence, la délivrer des liens de la peur de déplaire à tous les juges, internes, externes, qui ne sont qu'un, au fond, du conformisme, des acquis, des
directives, des identifications et des appartenances. Libérer notre pensée.
Lucifer éclaire par l’intelligence, le Christ par l’amour : ce sont les deux attributs du soleil, lumière blanche et chaleur rouge. L’un rayonne par le front, l’autre par le cœur, et sans activer et unir les deux, nous restons boiteux, à tourner en rond.
A l’instant des noces, Lucifer et son jumeau, le Christ sont à nouveau réunis. L’Amour et la Connaissance ne sont qu’un, et à cet instant le Ciel descend sur la Terre.
Nous sommes le Ciel, la Terre, le Christ et Lucifer.
La dissociation est facile : le Christ est le bien et nous rattache à l’Origine, Satan le mal, et Lucifer, qui représente notre flirt poussé avec la noirceur, l’égoïsme, l’orgueil, l’ambition, la ruse, face noire du Christ nous fait peur, sans que nous sachions bien Qui il est : nous, aux prises avec les limites.
Bien sûr, tant que nous haïssons ce que nous croyons nous être étranger, tant que nous ne nous connaissons pas, tant que nous ne nous
aimons pas nous-mêmes, nous sommes perdus dans les Ténèbres extérieures, morts, rêvant que nous existons comme des êtres entiers dans un monde cruel et incompréhensible.
Il y a encore un pas à franchir, pour lequel je ne suis pas prêt, c'est plus qu'un pas, c'est un gouffre : et si le but, c'était d'intégrer en conscience le néant, d'établir un pont, c'était
d'accueillir et de découvrir que nous sommes aussi l'autre face, maudite de tout temps ? Existe-t-il d'autres limites que notre propre refus ? En d'autres termes, y a t-il un Mal
absolu, irrémédiable ? Sommes-nous aussi Satan ?