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Dès qu'on regarde derrière le rideau de la conscience diurne, on voit des ombres qui passent et chuchotent, affairées à des choses qui nous échappent. La plupart du temps, découragés, ceux qui ont réussi à jeter un coup d'oeil finissent par dire à contre-coeur que c'est de la foutaise, ou que c'est inaccessible.
Mais si l'on observe avec patience ce qui vient par le canal des rêves, des suggestions indéterminées ou par ce qu'on appelle depuis Jung les synchronicités de la "réalité quotidienne", que j'appelle personnellement des "convergences", si l'on croise tout, on finit par discerner des voies, des sentiers que nul autre (à part ceux qu'on reconnaît d'un coup d'oeil) ne voit.
A ce moment, il y a au moins deux choix : se laisser guider, en confiance, ce qui n'empêche pas d'ouvrir l'oeil. Les tibétains, eux, par le yoga du rêve, disent en discerner la nature illusoire, et s'en rendre maîtres pour le contrôler.
A mon (humble) avis, c'est se priver de son énergie symbolique, de son éclairage. Mais peut-être, au fond, sont-ils plus avancés, qu'ils n'ont plus besoin de cet éclairage qui est encore un théatre d'ombres pour enfants, une couche intermédiaire.
Dans cette "réalité", en dehors des mécaniciens, qui sont extrêmement importants eux aussi, on trouve les poètes, dont le rôle est de rêver publiquement.
Les poètes sont les mécaniciens de l'entre-mondes.
Grands ou petits, Nerval, Rimbaud, Hölderlin, Rilke, Nietszche, et tant d'autres n'ont généralement pas prospéré de ce côté de la paroi. Mais les poètes, comme les rois celtes, les rois sacrés, et autres pontifex, dont la traduction pourrait être : shamane, même si ce mot est une espèce de faux, ou de fourre-tout bien pratique pour dissimuler que nous avons tous un versant poétique, les poètes sont tendus entre deux mondes. Ça fait mal.
La blessure symbolique des rois celtes, comme le dit lumineusement Robert Graves (la Déesse blanche), qui est celle du "Roi méhaigné", ou "Roi Pêcheur" du roman de Perceval, c'est celle de Jacob au gué de Yaboqq, où il vit une échelle dressée vers le ciel, parcourue par des anges, et où il passa la nuit à lutter contre l'ange qui lui démit le nerf crural. Tout se tient. La blessure du roi celte venait du fait que, voulant aborder le rivage depuis sa barque, celle-ci reculait, et le nerf de sa cuisse se rompait.
Jacob est l'inversion de Yaboq, tout le monde peut le voir. Le poète doit inverser son regard, comme l'Acrobate ou l'Atlante des chapiteaux romans. Culbuter, en français : renverser le cul, qui équivaut encore une fois à "couper la tête".
Je n'ai aucune connaissance particulière, juste des lectures et de l'expérience. Tous ces boîteux sacrés sont de sacrés boîteux, qui relient péniblement le monde diurne au monde nocturne, le monde de la matière à celui de l'Esprit, le monde du sommeil au monde de l'Éveil.
Or, paradoxalement, le fait d'être boîteux rendait inapte à l'initiation catholique et maçonnique. La question est ouverte. Si le boîteux désigne celui qui, ne se résolvant pas à s'établir en ce monde, est jugé indigne de l'initiation, qu'est-ce que l'initiation ?
Une intégration à ce monde ?
Les initiés seraient alors de vertueuses briques de la pyramide, another brick in the wall ?
Le but de la psychologie pratique, sociale, est d'étouffer dans l'oeuf toute tendance à l'envol, pour ramener les sujets limite au bercail de la grande famille des rouages. Comme le christ falsifié des évangiles canoniques ramène l'Unique brebis, la seule qui cherche à transcender ce monde, vers le troupeau bêlant.
Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux, disent les révoltés. L'initiation qui fait des moutons s'appelle castration, contre-initiation. Seul l'Esprit initie, et Il souffle où il veut.
L'Esprit souffle librement, et libère.
A quoi servent les poètes ? La question est aussi stupide que celle-ci : à quoi servent les mécaniciens ?
Lorsqu'un poète meurt, si au même instant il ne disparaît pas un mécanicien, alors le monde boîte. Peut-être qu'un poète vaut un certain nombre de reîtres ? C'est à espérer. Mais les comptes, au delà des apparences, sont bien tenus.