Quand on regarde juste sous son nez, on voit des choses floues qui bougent.
Lorsqu’on recule, on s’aperçoit que toutes ces parties en mouvement ont une harmonie, et bougent ensemble.
Reculons encore d’un ou deux pas : le tableau s’inscrit dans un paysage, où nait une perspective. A l’horizon, un pays nouveau, des collines ou des montagnes bleues qui s’étagent et appellent au voyage.
C’est facile à faire avec un appareil photo, au zoom. L’appareil photo a pris la place du miroir, c’en est une extension. Narcisse est tombé amoureux de son reflet dans l’eau, penché sur lui, captivé, il est tombé dans un sommeil mortel (narkos). S’il avait un peu reculé, il aurait su que ce reflet, c’était l’image inversée de lui-même.
Un conte universellement répandu raconte l’histoire du miroir qui passe de main en main et où chacun découvre avec des réactions diverses son propre reflet, attrayant ou repoussant. La photographie, étymologiquement « empreinte de la lumière » a permis à l’humanité entière – à l’exception notable des plus pauvres - et non plus seulement aux plus riches qui pouvaient jusqu’alors se faire peindre, de s’objectiver, de s’étudier soi-même. De l’extérieur, certes, mais c’est un début. Ce que l’ésotérisme recherchait par l’étude de l’intérieur de soi, la science par le biais de la photo, entre autres, permet de le saisir, ou de tenter de le saisir, par l’extérieur. Découvrir avec ses propres yeux la surface mais aussi le profond mystère que nous sommes. La science et la technique profanes donnent également les moyens d’ouvrir des portes sur la connaissance de soi.
Mieux, depuis la généralisation des caméras, on peut se voir en mouvement, s’étudier intégralement. Je crois que ça constitue un pas majeur dans l’objectivation de soi qui est un prélude à l’étude de soi. C’est à double tranchant, puisque ça peut servir dans un premier temps à l’auto-adulation narcissique, mais pour ceux qui feront un pas en arrière, c’est une rampe de lancement dans la découverte d’eux-mêmes.
Si l’on applique ce principe du recul aux événements mondiaux, on se rend compte rapidement que réagir à chaque mouvement, prendre parti comme nous y encourage la pesanteur ambiante épuise notre vitalité, érode notre jugement, et comme Narcisse, nous mène à la mort.
Reculer, c’est voir qu’il existe un mouvement d’ensemble qui unit les opposés. Et souvent, ce qui nous faisait hurler finit par apparaître comme le moyen nécessaire de gagner un plan supérieur.
Reculer encore un peu, c’est apercevoir au loin ce que l’Éternel appelait « la Terre promise » ; pour la gagner, il faut marcher en regardant à la fois les cailloux du chemin et l’horizon lointain. Ceux qui restent fascinés par les reflets de la surface de la flaque d’eau qu’ils prennent pour le réel sont morts.