Tu ne jugeras pas, dit le Christ, parlant de cette mauvaise tendance que nous avons à charger l’autre de nos petitesses et de nos propres vilenies.
Mais le jugement, c’est comme la gravité sur une planète. De par leur nature, une chose tombe, une autre s’élève. Les excréments descendent, la vapeur s’envole.
Il peut être dommageable aussi de porter un jugement sur soi. Ça revient à vouloir être autre que nous ne sommes.
Cependant, il faut bien apprendre à discerner ce qui nous mène vers le bas, et ce qui nous permet de franchir la barrière de notre geôle.
Si nous sommes dans le temps du Jugement – nous y sommes en permanence, la digestion n’est qu’un jugement – ou plutôt, celui du Dévoilement, sens exact du mot grec Apocalypse, alors peu à peu émerge devant nos yeux incrédules (l’incrédulité, comme la crédulité est une erreur) le monstre total.
Le monstre hétérogène de tous les crimes et de toutes les lâchetés qui souillent et enveniment le monde depuis l’origine.
C’est assez gros, et ça peut faire peur.
Depuis longtemps, les avertissements se succèdent. Il est maintenant difficile de ne pas distinguer l’énorme structure de ce
phénomène composite, mais véritablement cannibale. Le petit rat roi des français, dans l’habitacle de son Godzilla administratif et policier n’en est
qu’un rouage. Tout cela s’ancre dans un passé et un inconscient incomparablement plus énorme et inconnaissable.
Comme une fosse septique à l’échelle planétaire.
L’homme, soudain, après avoir dansé toute la nuit, se réveille face à la Bête. Tout ce qu'il vomit, il le reconnait. Tout ce qu'il a avalé défile sous ses yeux, tranche après tranche. Tout ce qui nous menait vers le bas a repris vie. Un incommensurable tas de merde autonome qui veut maintenant prendre le pouvoir.
C’est vrai, c’est constatable, pertinent, c’est le discours des réalistes.
Les croyants, eux, disent que Dieu balaiera tout cela dans une énorme chasse d’eau. Et punira les méchants, ajoutent ceux qui se croient différents.
Moi, qui oscille entre réalisme et espérance, je pose juste ce schéma : si l’horreur accumulée par l’humanité soudain s’anime et s’incarne, elle a déjà et nécessairement un adversaire de taille : la somme de tout l’amour, de toute l’abnégation, de toute la beauté, de toute l’aspiration vers le haut, de tous les minuscules efforts accomplis par des dizaines de milliards d’êtres, parmi tous leurs abandons, toutes leurs défaites, tout le malheur qui les a abattus.
Tout ce qui a demandé de chacun de nous dans le cours de ces milliers de vies* un prodigieux labeur, ou une dignité soudaine et fervente devant l'adversité, tout cela forme un réservoir immense, un potentiel qui retombe chaque jour en pluie sur nous, et féconde le meilleur que nous puissions donner.
Il est impossible que cela compte pour rien, si la bassesse et la cruauté apparaissent en évidence.
C’est une forme de réalisme accru, supérieur au réalisme matérialiste. Je ne vous demande pas de croire. Juste de saisir que tout a son contraire, et que tout est là, présent, à chaque instant.
Y compris le pire.
C'est pourquoi le désespoir et le découragement sont des tromperies dont il faut sortir, mais également l'optimisme béat et la crédulité.
* qu'elles soient "antérieures" stricto sensu, ou vécues par nos millions d'ancêtres toujours présents en nous.