Voici deux mots jumeaux, deux substantifs français qui ont le même papa, la même maman, et se ressemblent comme deux gouttes d’eau mais dans le drame du monde recouvrent des sens et des
personnages symboliques diamétralement opposés. J’ai nommé, à ma gauche, dans le rôle de Caïn : EXISTENCE, et à ma droite, dans le rôle d’Abel : EXTASE.
Les deux procèdent du préfixe EX, qui désigne évidemment ce qui se situe hors de, tant dans la dimension de l’espace que dans celle du temps (mon ex…), et du verbe STARE, se tenir, demeurer, qui a donné stable, statique, étable.
Commençons par Caïn : EXISTER, c’est se situer hors de. Hors de quoi ? Du ventre maternel, pour commencer, pour aller au plus court. Derrière ? Le père, bien sûr, puis ? A chacun d’y aller voir. Mais comment ?
Par Abel, bien sûr. L’extase est un état hors. Hors de quoi ? De l’existence, bien sûr.
Etymologiquement, Caïn vient de l’hébreu qanah, acquérir, posséder, avoir ; du lourd, du tangible. Abel – Hébel -, c’est le souffle, la buée, le léger.
Chronologiquement ou ontologiquement, dans cette existence qui n’est qu’une forme de rêve et de suggestion le lourd tue le léger. Nous sommes au monde de la pesanteur et le lourd en nous, l’évidence, le convenu, tuent sans cesse le doux, le léger, l’impalpable.
En pratique, et en dehors de phénomènes spontanés, l’extase passe par une forme de mort. Il faut passer par l’intoxication, l’asphyxie, la faim, la solitude – le Christ au désert – les états de mort approchée, le fond du désespoir, pour y parvenir ; seuls ceux qui ont reçu cette forme de baptême, d’initiation – c’est la véritable initiation, qui signifie entrer à l’intérieur – ont vécu le retournement. Les autres attendront l’heure de la mort effective pour découvrir un peu de ce qui leur était caché.
Retournement, conversion, passent par la transe. Encore une fois, le mot se suffit à lui-même. Etre en transe, c’est passer au travers. Au travers du miroir qui renvoie ce que nous imaginons.
De l’existence lourde, collante, égotique, passer par la transe à l’extase. Passer donc de la paroi extérieure sur laquelle nous sommes cloués comme des mouches à l’intérieur.
Evidemment, chacun va plus ou moins loin. Et tous n’y font pas les mêmes rencontres.
La transe n’étant pas réservée aux saints, on comprend que de très vilains représentants de Caïn, disons pour simplifier tout ce qui tend à posséder et dominer sur cette face du monde fait du troc avec tout ce qu’il y a de plus affreux de l’autre côté de la paroi, et les échanges d’escrocs à escrocs sont particulièrement fructueux par les fin des temps qui courent.
Cependant, comme le disait Emmanuel Yves Monin, avoir, c’est a-voir, c’est-à-dire, au moyen du a privatif : ne pas voir. Ceux dont le commerce avec les esprits a pour but de dominer, d’accaparer, de tromper, sont des aveugles. Aveugles d’abord au fait qu’ils sont les premiers trompés, malgré toute leur canaillerie, aveugles aux souffrances qu’ils infligent, mais qui ont un effet cathartique sur certains de ceux qui les endurent, aveugles au fait que ce qu’ils accumulent précieusement n’est que de la merde, du vent. Donc l’extase à elle-seule, l’initiation, n’apporte aucune garantie de sagesse. C’est la raison pour laquelle les précieux anciens pratiquaient et engageaient les néophytes soigneusement sélectionnés à une purification drastique avant de les pousser dans le vide.
L’existence de ceux qui ont connu l’extase n’est plus jamais la même. Caïn a tué Abel. Mais en réalité, Caïn est mortel et toujours mort de peur, de la peur de mourir, de ne pas être. Abel, étant mort Est, éternel et en paix. Caïn ne peut agir que sur ceux qui ont peur. Ceux qui, croyant être le reflet extérieur ignorent qu’ils sont aussi Abel. Qui ne sont pas nés de nouveau.