On pourrait comparer l’existence humaine à une descente de ski, ou à un saut en parachute.
Au début, on va vite, sans conscience du danger. Tout paraît ouvert, facile, possible.
Les premières chutes, ou la sensation soudaine d’accélération, ou, le plus souvent les mises en garde de nos instructeurs, et Dieu sait qu’ils sont nombreux depuis le berceau à nous seriner et ressasser que nous devons faire attention, prendre garde, ouvrir l’œil, tous ces accidents et ces frileux gardiens nous refroidissent peu à peu. L’angoisse nous serre le cœur, comme une puissante griffe de fer. Les tripes se nouent, la respiration se bloque, le sang bat aux tempes : STOP.
Maintenant on descend en chasse-neige, tremblant, freins bloqués, parachute ouvert, yeux fermés. Centimètre par centimètre, mètre par mètre, peu à peu.
La peur s’est installée et ne nous lâche plus. Allons-nous vivre recroquevillés jusqu’au terme, ou reprendrons-nous un peu de courage, d’aisance, de fluidité et d'élégance ?
Vivrons-nous comme des vieillards accrochés à leur suspente – plan-épargne-retraite-déambulateur en ne respirant que le minimum, ou retrouverons-nous l’ivresse initiale, doublée cette fois-ci d’un peu de sagesse et de clairvoyance ?
Le principe de précaution est l’une des plus sales casseroles qu’on nous ait attachées aux fesses. L’émasculation finale. Pourquoi sortir de chez soi, pourquoi tenter quoi que ce soit alors que tout est risqué, et que le but de la vie consiste à durer le plus longtemps possible en se gavant le plus possible ?
Pourquoi se hasarder à l’extérieur, où l’air est nauséabond et contagieux, alors qu’il suffit d’allumer l’écran magique pour se propulser dans un monde prodigieusement varié, qui permet d’assister sous sédatifs légers et en père peinard aux pires scènes de crime ou de viol, comme de surfer sur les plages dorées de Malibu en compagnie de nymphes callipyges bronzées aux gros seins ?
Les publicités regorgent de gens assis les yeux fermés, les mains posées sur les genoux : la zénitude. Tranquille. Pépère. Parce qu’ils ont la meilleure banque et la compagnie d’assurance idéale.
La belle vie. On vous dit : lâchez-prise, dormez, dormez.
C'est l'apogée du matérialisme. L'immonde au carré, au cube. J'ai vu des paysans refuser de sortir une voiture d'un fossé avec leur tracteur parce qu'en cas de deuxième accident lors du
sauvetage, ils ne seraient pas assurés. Le corps et le psychisme le plus lourd ont perdu le sens de l'éternité, et le souvenir du vol instantané. Encore un peu, et nous serons définitivement
figés, comme du pâté, du béton, et tout nous y mène.
C’est pourtant vrai, il ne faut qu'une seule chose : lâcher-prise. Mais c’est une chose, s’endormir comme un tas de graisse, une
soupe de la veille, une tonne de fonte, une méduse effondrée, c'en est autre que lâcher les suspentes, les fantastiques sécurités auxquelles on s’accroche depuis des siècles, à en avoir des
crampes partout. Qui, vous ? Non, pas de crampes ? Moi, j’en ai, partout, plein. Depuis que j’ai défait la première, il en sort de partout. Cruel enchaînement : plus tu déroules de
fil, plus il en vient. Hé oui, il faut désosser la bête jusqu'au bout, tendon après tendon. Décortiquer. Avez-vous repéré le nombre de zombis dont le hara remonte dans la glotte? Vous avez dit:
constipé ? A quand remontent nos crispations ? A quand remonte notre dernière vraie inspiration, mélange cosmique qui nous a blackboulé les poumons d'extase? A la naissance, à la mise sur
orbite du petit monstre à flagelles, déjà dans la compétition sous l’œil impavide de l’ovule, ou avant ?
Moi qui m’efforce de balayer toutes les croyances inculquées, je me demande maintenant, spontanément, et non parce qu’on me l’a infusé dans le bocal, si ça ne remonte pas beaucoup plus loin,
l’époque de la première contraction, de la première descente. Peut-être des milliers, des millions d’années. Car sinon, comment aurions nous pu engranger toute cette incroyable peur, qui fait que
chaque cellule est recroquevillée, blindée, asphyxiée, en survie, en apnée, en sommeil cataleptique, sous hypnose, en quelques décennies seulement ? Et comment pourrions-nous trouver
l'incroyable énergie du désespoir, seule capable de changer tout cela ?
Le but, ce n’est certes pas la zénitude de carnaval, le sommeil artificiel, non, c’est l’éveil, la découverte de la chute libre, acceptée, assumée, choisie, qui demande d’avoir les yeux ouverts et les nerfs bien assurés. Pour cela, il faut que le corps respire, se meuve à l’aise, et donc que soient défaits tous les nœuds précédemment serrés. Pour cela, il faut revenir en arrière, replonger dans le jus, remonter le temps, et chercher à comprendre ce qui a pu se passer, comment ça s’est passé, repérer les fils, un par un, défaire les boucles, donner de l’espace, de l’air, de la lumière, du gonflant, du moelleux. Voir et arracher les racines de la peur et de la sujétion. Pour soudain crever le plafond et jaillir dans l'extase. Et même s'il faut attendre cent ans.
Au diable les religions, les banques et les contrats d’assurance. Dans le monde libre, on ne sait même pas à quoi ça sert. Béquilles, prothèses, verrues. Verrous.
Si nous pouvions voir ce que nous sommes réellement devenus, le groin, la trogne que nous nous sommes faits, nous mourrions de peur ou de désespoir.
L’autre jour je parlais de monter comme une flèche, aujourd’hui il s’agit de descendre en chute libre ? C’est la même chose, bien sûr. Quitter la corde de l’arc pour s’élancer dans l’espace ou sauter de la plus haute montagne dans le vide, c’est une seule et même chose.
Ca nous sera demandé un jour ou l’autre, une vie ou l’autre. C’est imminent à chaque instant.
Autant être prêt, et dénouer sans cesse les milliards de nœuds qui ne demandent qu’à se reformer sans cesse. Car un jour nous serons prêts.