Je viens de me couper les ongles. Une fois de plus. Je ne tiens pas de journal, mais le cycle doit tourner dans les dix jours. Les griffes de derrière, c'est moins souvent. La barbe, les cheveux, ça pousse aussi. La peau se renouvelle et ça désquame en douce, poussé par le savon. Les humeurs, le sébum, les liquides, les excréments, ça pousse.
Encore heureux qu'on n'ait pas les dents qui poussent, comme les lapins.
Le gazon, la mousse, ça pousse. Les fourmis, les taupes, les rats, les enfants et les enfants des enfants, ça pousse.
Le vent pousse les nuages qui tombent en pluie que la canicule aspire pour faire des nuages que le vent pousse. Les nouvelles routes poussent les champs et les forêts qui repoussent ailleurs, ou ne repoussent pas. Mais les immeubles de carton-pâte poussent et s'écroulent avant de repousser.
Les fortunes et les gloires poussent et s'écroulent, et l'arrogance des hommes pousse et s'effondre au gré de lois qui leur échappent.
Un printemps pousse l'hiver et la joie par dessus les toits, comme disait Charles. Mais le printemps annonce déjà la ruine de l'automne. Le clair porte l'obscur.
Ça pousse sans cesse. Dans la dernière boîte, il paraît que les poils les ongles et les dernières humeurs poussent encore vers la sortie.
Les peuples comme les fourmis et les rats poussent sans cesse leur espace vital, comme disait Adolf, pour lequel le surhomme avait les mêmes besoins que l'homme.
Une idée pousse l'autre. Un mème du genre chanson en tête pousse l'autre. Tout pousse, tourne, s'effondre, renaît, repousse, tout se bouscule. Civilisations, ères géologiques, intimes convictions, tout passe.
Bien sûr, me direz-vous, les fleurs, le blé, le miel, la beauté des femmes et tout ce qui emplit le coeur et l'estomac aussi. Bien sûr. C'est le cycle de la nourriture, et celui de la couche. Vide, plein, vide.
Comme disait je ne sais plus qui, le corps est un cadavre qui se repaît de cadavres pour se perpétuer. Les trous noirs bouffent les étoiles. L'argent, les succès et la considération sont des choses mortes qui emplissent faussement nos egos affamés.
Rien de ce qui semble pur ne l'est, car tout recèle en germe sa propre pourriture.
Est-ce un cauchemar ?
Peut-être.
Savez-vous comment et quand on s'éveille d'un cauchemar ?
A la dernière minute, quand tout devient vraiment si insupportable qu'on crève d'un coup la paroi du bocal jusque là hermétiquement clos.
C'est ainsi que naissent les poussins.
Et après ? Ça recommence ? Le poussin devient une poule qui pond des poussins qui poussent et la poussent afin de pondre des poussins qui pousseront et repousseront jusqu'au prochain cauchemar ?
Le poussin n'a fait que changer d'enveloppe dans un monde inexorablement soumis au temps. C'est lui, le Temps, qui est le mécanisme responsable de ce cauchemar.
Quand j'ai vu CE truc sur le BBB, ça m'a vraiment sauté aux yeux. Ces gens qui courent après le temps, soumis à lui, comme nous tous, cette construction permanente. Rien vu d'aussi pertinent depuis des lustres. Comment sortir de ce monde ?
Parce que pour moi, la seule et unique question est bien celle-ci : comment sortir de ce piège ?
Tout le reste est littérature. Savoir, avoir, paraître, donner le change, repeindre la cellule, mettre du lilas dans le vase. Tout ce qui ne sert pas à la délivrance est à jeter.
VJ est bien noir, aujourd'hui. Trop lu Cioran ? Non, pas depuis longtemps. Comme les Dalton, j'ai laissé Cioran-t-en plan. C'est cette horloge humaine qui m'a tapé en grand, dans un moment où, pour une foule de raisons, je marchais déjà plus ou moins à quatre pattes.
Mais seuls les chocs peuvent fissurer notre coquille et nous tirer du sommeil de plomb où nous gisons.
De la nécessité des baffes.
Accueillons les chocs, et les avanies. Accueillons tout ce qui nous démonte, nous ravage et nous aide à sortir des rails rouillés du temps sans cesse recommencé. Accueillons le neuf. Accueillons ce qui semble vide, comme le reste.
A force de pousser, ça pourrait nous pousser dehors.
Déjà publié le 11 mai 2012