J’oublie, tu oublies, il ou elle oublie, nous oublions tous, d’après ce que je vois, que nous sommes en mouvement. Tout est mouvement. J’oublie que les atomes dont je suis constitué ont l’âge de l’univers, et ont déjà servi à constituer des milliards de formes.
J’oublie que certains de mes muscles (du latin musculus, petite souris) ne me servent presque plus, car je suis maintenant un bipède. J’oublie que j’ai une troisième paupière et un vestige de queue. Non pas que ça me gêne, personnellement, de m’en souvenir. J’ai trouvé tellement de traces psychiques de l’animal en moi que le fait que j’ai (je ou un autre) eu une queue ne m’empêche pas de dormir.
Ce que j’oublie, et qui est beaucoup plus grave, c’est le mouvement perpétuel. Perpetuum mobile, pour faire savant. Ouah, le blog de VJ, ça cause sérieux.
On a pris du mouvement à perpète, les aminches. Et on s’en souvient jamais, tellement qu’on a envie de pioncer. Ferme là, bon dieu, on s’entend plus ronfler !
Avez-vous lu Chéri-bibi ? Avez-vous sucé la moelle des grands mystérologues du fabuleux XIXème siècle ? Leroux, Leblanc, Lerouge, toute une palette, Villiers, Barbey, Borel le lycanthrope, Sue, dit le beau Sue et Verne, œuf corse, et tant d'autres ?
Toujours en mouvement, ceux-là. Toujours à la poursuite de quelque chose ou de quelqu’un. Le tour du monde en 80 jours. Les Indes noires. Voyage au centre de la Terre. Vingt mille lieues sous les mers, rien que pour le grand Jules. Mais que cherchent-ils ?
On vit un film d’aventures, et on voudrait dormir, rester là, sur le cul, comme un poussah, dormir. Fous-me la paix, laisse-moi rêver.
Non. Bipédie sur une terre sphérique, une jambe toujours un peu (ou nettement) plus courte que l’autre, comme le dahu, un grand coup de pied au cul, et tiens, je marche. Non, je tombe. Encore ? Mais je voulais dormir.
"Il se peut que la connaissance ne soit rien d'autre que l'effort d'un esprit qui résiste à la chute, et qui se défend au sein de la tentation" (Denis de Rougemont).
Deux pieds, deux jambes, le cercle des hanches, la fameuse colonne, qui nous différencie des pieuvres, les bras pour faire la balance, et pour finir posée au bout une microsphère qui abrite l’ennemi qui empêche de dormir. En fait, celui qui m’empêche de dormir en premier, moi, c’est le système dit digestif. Se lever pour pisser au milieu de la nuit. L’anus qui téléphone, sous pression, comme chez Magdane : Allo ? C’est pour une urgence ! Oui, mais il est 5 h 30, et on avait prévu de se lever à 6 h 30, on pourra pas se rendormir. Ok, fais comme tu veux, mais…
Mis bout à bout, empilé, tout ça marche à la va-comme-je-te-pousse.
Le monde est pareil. Toujours au point de bascule. Certains ne voient que le pire, le fumier. D’autres que les fleurs qu’on y trouve.
La philosophie la plus saine fonctionne avec deux yeux : tout bouge sans cesse. Tout meurt puis renaît autrement. Tout gueule et geint, voudrait dormir. Laissez-moi. Et impitoyablement la faux du faucheur retombe. Arcane XIII. L’innommé. L’innommable. Comment envisager de se désagréger ?
Le monde marche sur deux pieds : l’horreur, l’espoir. Le début, la fin. Comme le disait le grand Mirbeau dans le « Jardin des supplices », la plus grande jouissance peut faire sombrer dans la folie lorsqu’elle est prolongée.
Si j’avais des lectures à conseiller, pour vous empêcher de dormir, ce serait, plutôt que les lénifiantes collections roses, ce livre terrible et révélateur de l'horreur dont l'homme peut se délecter.
Parallèlement, le monde croule sous les merveilles et les grâces. Le beauté avance au même rythme que l'ignoble, jusqu'à la résorption.
Et d’horreur en aurore, le voyage continue. C’est le voyage de l’esprit dans la matière gluante. Le voyage de l’Un dans le Deux. Le labour de la femelle par le mâle.
Les alchimistes disaient : au début, la femelle domine, puis le mâle prend la suite.
Un pied après l’autre, jusqu’à ce que, la bonne place trouvée, les pieds se changent en racines et installent le règne de l’Esprit dans la Matière. Alors, nous serons devenus ce à quoi nous sommes destinés : les piliers du pont qui relie tout dans l’Univers.
Alors, le mouvement ne sera pas circulaire, mais vertical.