Un beau matin d'été, lors d'un jour ordinaire, à peu de choses près semblable à la veille et au lendemain, advint un événement peu banal, dont je n'avais jusque là
parlé qu'à ma principale confidente, Kiei Toutoui*
C'était il y a deux ou trois ans. Allant, comme c'est l'usage d'un point à un autre, dans un laps de temps donné,
mais cependant parfaitement circonscrit et appréhendé par les parties méconnues de notre machinerie cérébrale, soudain - non, pas soudain, ça monte en pression, on y pense, on oublie, puis ça
renvoie des signaux et, soudain, l'occasion attendue se présente - soudain, je m'arrêtai au bord d'une petite route de campagne afin d'y faire pleurer le colosse, selon l'expression entendue dans
ma jeunesse.
Le dit colosse restant fort modeste au regard de certains quadrupèdes, également mieux montés au niveau des oreilles. Selon Cicéron (Caïus Tullius Cicero,
ainsi nommé car il avait un bouton sur le nez), "naso cognoscitur verga", ce qui, tout le monde l'a compris, signifie que l'on peut comparer les mensurations de l'engin
balistico-sentimentalo-pulsionnico-crétinifiant du mâle à celles de son pif.
Sans vouloir offenser une pareille autorité, je remarque cependant que pour avoir été surnommé "big nose" à l'adolescence, aucune de mes ex n'a téléphoné
au Guinness pour signaler une rareté valant le détour.
Passons. Ledit engin servant statistiquement - et de plus en plus - à rendre à la nature dans un cycle immuable le délaissé des breuvages ingurgités - à telle
enseigne que puis dire sans mentir que lorsque je bois du Crémant, je rends de l'ex-Crémant -, j'étais justement ce matin là, dans la judicieuse et ferme posture du mec qui va pisser le plus loin
possible afin de ne pas s'en mettre en fin de parabole sur le bout des godasses, ferme mais détendu, pas pressé, le soleil, les oiseaux, lorsqu'un arbuste situé à deux mètres de moi se mit à
s'agiter furieusement.
Tiens ? Qué pasa ? polyglotté-je. Pas un souffle de vent, un matin idéal de clarté. Un oiseau ? Niet. Achevant la tâche entreprise et, après avoir secoué,
-comme indiqué au mode d'emploi- et remis le bébé au berceau, je m'approchai de ce seul arbuste qui parmi d'autres demeurés placides, continuait à s'agiter, littéralement comme si
une main invisible le secouait.
J'en inspectai le pied, au cas ou un ou plusieurs animaux s'y seraient débattus. Rien. Ça dura quelques secondes encore, peut-être une ou deux minutes en tout, puis
ça s'arrêta d'un coup.
Un lutin ?
J'écris ce texte après que certaines lectrices aient échangé des propos au sujet des mondes invisibles. Personnellement, je suis un crédule sceptique (ou
l'inverse). Je crois à ce que je perçois, mais me méfie de semblables récits lorsqu'ils sont racontés par autrui. Encore un allumé, pensé-je sans le dire.
Ce jour là, j'ai probablement assisté - car ce mouvement furieux, pas une molle ondulation avait nécessairement une cause, bien que non perceptible - à une
collision entre deux mondes. Micro collision. Un coucou, une plaisanterie, un appel au secours ? Quelqu'un se faisait-il égorger dans un univers parallèle ? Ou alors j'ai pissé sur sa
maison, comme Gulliver sur la maison de la reine de Lilliput ?
J'ai raconté ici ou là mes rencontres avec l'inconnu. Plutôt de l'ordre des signes, ou des bruits inexplicables - écroulements de vaisselle cassée, bruits de
voix ou de pas, détonations sourdes -, parfois des manifestations - infestations d'animaux - ; je n'ai jamais parlé des disparitions ou des disparitions/réapparitions, parce que tout le
monde en a vécu.
Parmi les rencontres avec les morts, ou présences compulsionnelles, si j'en ai connu plusieurs, je n'ai vu - vu, avec les yeux ou autre chose - qu'une seule fois la
forme complète du fantôme.
Je ne peux pas affirmer avoir vu un lutin, ce matin là, car la seule chose que j'ai vraiment vue, c'est un mouvement incompréhensible et sans cause visible.
Ces intrusions d'un monde dans un autre n'ont pas le moindre sens "spirituel", mais sont précieuses pour qui y assiste. Car, après avoir douté de ses sens ou de sa
raison, il est plus ou moins amené à admettre que notre frange de "réalité" est très mince, et qu'il y a des passages, une certaine porosité entre les mondes.
Si tout n'est pas fermé, il y a effectivement une ou des possibilités de communiquer, puis éventuellement de s'échapper de cette prison.
Cela dit, et c'est ma conviction intime : la sortie ne passe pas par des mondes adjacents, qui sont autant de pièges et de cachots, mais par la purification du
désir, qui seule permet l'élévation par les mailles du filet.
Je conclurai simplement : si au delà de nos paysages coutumiers, s'ouvrent de nouvelles contrées, il est à craindre que leur visite ne soit que du tourisme, une
perte de temps, un détour.
La sortie est toujours à l'intérieur.
* (Mei neng pençpa moing, du nom de sa famille mandchoue, vous allez tout savoir, des Mandchous Allakrem).