Dans cet article, je voudrais revenir sur l’excellent texte de Joel Labruyère qu’a publié récemment le blog de Ferlinpimpim : « Comment sortir du vortex ? », et auquel je renvoie pour une lecture in extenso, dans lequel l’auteur conseille de pratiquer l’acte de conscience
suivant : effacer magiquement sa carte d’identité, « marquage pour le bétail ».
Avant de continuer, permettez-moi de citer pour rappel ce que j’écrivais dans le texte Pandemonium et Liberté : « Descendus dans ce monde, nous n’avons rien signé, aucun pacte qui nous lie corps et âme à une quelconque autorité. Aucune autorité n’est légitime, puisqu’aucune n’a reçu notre consentement formel et conscient. Nous pouvons donc aujourd’hui en toute légalité, puisqu’aucune autorité n’est habilitée à nous imposer quelque loi que ce soit, nous pouvons secouer le joug qui a été posé à notre insu sur nos épaules, et vivre comme nous l’entendons. »
Evidemment, la légalité dont je parle est celle de l’Univers invisible dont provient notre Essence, pas celle de « l’autorité fasciste d’occupation » comme le dit Labruyère, qui parle de réaliser un acte magique et symbolique.
Pour en arriver à un tel acte de désidentification auquel je souscris sans réserve, il faut d’abord comprendre la nature profonde de notre aventure et celle du monde dans lequel nous sommes enfermés. Faute de ce préalable, nous demeurerons dans la sphère des souhaits et des velléités.
Le mythe de l’Orphisme
Le mythe fondateur de l’Orphisme, religion de la Grèce archaïque exposait qu’Eros, dieu originel androgyne, avait proposé à Zagreus, fils de Zeus de régner sur la Terre. Les Titans, qui personnifient peut-être les forces naturelles, ou une civilisation disparue, jaloux, le tuent, le dépècent et le mangent. Fou de rage, Zeus les pulvérise de sa foudre, et de leurs cendres naît la race humaine, portant en elle les deux origines divine et titanesque. De son côté, Perséphone la mère de Zagreus interdit le retour de l’âme humaine au Royaume de Lumière. Les hommes, pour être acceptés, doivent se laver de la souillure titanesque, de leur part maudite pour prétendre sortir de cette prison. Pour les Orphistes, qui vivaient loin des agglomérations humaines, en vagabonds ou en ermites, le corps humain était la prison de l’âme dont elle devait s’extraire.
Après la mort, ou avant, ce qui est évidemment préférable, l’âme peut sortir de cette gangue minérale, et chercher la voie du retour. Un hymne explique :
« Tu trouveras à gauche de la demeure d'Hadès une source (Léthé : l’ Oubli),
et près d'elle, se dressant, un cyprès blanc :
de cette source ne t'approche surtout pas.
Tu trouveras une seconde source, l'eau froide qui coule
du lac de Mnémosyne (Mémoire) ; devant elle se tiennent des gardes.
Dis : 'Je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé ;
ma race est céleste, et cela vous le savez aussi.
Et, de ce moment, avec les autres héros, tu seras souveraine ».
Le grand Platon dit : « Il existe une antique tradition dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d'ici existent là-bas, puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts » (Phédon, 70c).
Comme le cycle de l’eau qui s’évapore pour retomber en pluie.
D’une manière presqu’identique à ce que prêchera au XIVème siècle le dernier Parfait cathare, Guilhem Bélibaste, l’Orphisme pense que « quand l'âme des bêtes et des oiseaux ailés a jailli hors du corps... elle voltige là-même, inutile, jusqu'à ce qu'un autre animal la ravisse, mêlée au souffle de l'air... Les mêmes, dans les demeures, deviennent les uns des pères et pères et fils et épouses aux beaux atours et mères et filles, par des générations qui se succèdent l'une l'autre... L'âme humaine, selon de certains cycles de temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir... ou bien elle rampe sur la terre divine, rejeton des froids serpents ».
La condition humaine est donc particulièrement opportune pour parvenir à la purification et à la libération de la part divine en nous enclose.
A la suite d’expériences personnelles, je crois pour ma part premièrement que l’homme est multiple, du fait qu’il porte en lui de très nombreuses mémoires perdues, mais réellement présentes et agissantes à son insu, et deuxièmement que l’âme est double, et que le travail de purification porte sur le dragon, ou titan également présent en nous, et plus précisément caché dans l’eau de nos cellules, qui ne portent pas ce nom par hasard mais bien parce qu’elles lui servent de prison. Ce dragon est à la fois le prisonnier et le gardien, et seule sa purification lui permet d’abord de se faire connaître de son hôte, et ensuite de prendre son essor.
Il va de soi que cette conviction m’est personnelle, et ne constitue en aucune manière le dogme d’une nouvelle secte ou religion.
Cependant, il me semble indispensable de parvenir jusqu’à ce point, ou à une plate-forme comparable et aussi clairement ferme et définie avant d’envisager de lever la tête vers le Ciel.
La cage
La réalité est une cage, une matrice comme l’on dit maintenant, une tombe, disait l’Orphisme. Platon dit clairement que l’âme nait à partir des morts. Effectivement, il faut admettre que nous sommes morts. Pour l’admettre, il faut avoir vécu cette sensation très particulière, qui fait partie de toutes les initiations. En avoir une notion intellectuelle ne suffit pas. Plus exactement, une part de notre âme est éveillée, mais maintenue dans la mort par sa part inconsciente. Les alchimistes disaient que dans la cornue, au début la femelle domine le mâle, mais que dans la deuxième partie de l’œuvre, le rapport doit s’inverser. Au temps de l’inconscience de nous-même, la matière et le psychisme sourds et aveugles prédominent et écrasent la part vivante de l’âme, comme une graine sous la terre. La naissance du germe divin en nous renverse cette situation, et l’intelligence et la conscience prennent le dessus sur la masse amorphe et reptilienne de nos pulsions. Chevaucher le tigre a la même signification.
Pour sortir de la cage, il faut bien sûr commencer par la voir, s’être frotté aux barreaux, avoir tenté de l’ébranler et de la réduire par la force. Mais de ce côté-là, aucun espoir. La seule possibilité d’en sortir est de se fondre au travers, ce que certains anciens appelaient : passer à travers les murs. Passer à travers les mailles du filet, à travers le chas de l’aiguille. Comment faire ?
D’abord faire un point sur ce que l’on Est, et donc sur ce que l’on n’est pas. Je n’insisterai jamais assez sur la nécessité de la purification la plus complète possible du langage. Lorsque l’on parle de son travail, ne pas dire : je suis plombier. Non. C’est une identification. J’exerce la profession de. Être est un mot impropre pour la condition humaine inconsciente. C’est un verbe qui n’a besoin d’aucun complément. JE SUIS. Pour les compléments, il y a le verbe avoir.
Pour en revenir à la proposition de Labruyère, il est évident que la carte d’identité n’a aucun rapport à notre Être, mais uniquement à un système de classement de la Pieuvre, par nom, prénom, région, sexe, âge, numéro, religion, etc. Toutes choses que nous ne sommes pas.
Prendre conscience de cela, ce n’est pas simplement le savoir du bout de nos neurones corticaux. C’est l’avoir vraiment découvert, mis à nu, digéré.
Il faut donc procéder à une chasse opiniâtre à tout ce qui nous identifie à nos propres yeux. Et cela ne se fait pas sans mal. Le grand Gulliver à son réveil sur la plage de Lilliput s’est trouvé lié par des centaines de petits câbles. Lorsqu’il a voulu les arracher, les petits hommes l’ont criblé de flèches. Il faut donc s’exposer à recevoir les commentaires, les railleries, le terrible regard des autres, morts ou vivants, à indisposer l’affreuse bête sociale qui nous maintient dans le rang.
L’Acte de Naissance, ou le sacrifice humain
Comment trouver la force de sortir de ce gouffre, où tout nous retient ? Labruyère dit : efface magiquement/symboliquement ta carte d’identité. Les alchimistes disaient : brûle tes livres. Excellentes exhortations, que je voudrais compléter.
L’autre monde, l’envers de cette réalité est ici présent, mais hors de nos sens. Il communique avec nous par les signes, les synchronicités, les visions, les songes et autres modes de messagerie intime. Nous, de ce côté de la barrière, avons quelques moyens également : l’intention, la prière, l’effort de connaissance, toute forme d’ascèse. « Un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », disait Rimbaud.
Les rituels sont des actes, et non plus des rêveries, des actes symboliques. C'est-à-dire qu’un acte accompli de ce côté du monde a pour but, pour intention, de s’inscrire sur l’autre versant. Pour cela, il faut que celui qui l’accomplit soit le plus présent possible, son intention la plus arrêtée, sa détermination infaillible, comme s’il était Ulysse bandant son arc pour traverser les douze haches placées devant lui, et que lui seul pouvait bander. Nous seuls pouvons bander notre arc.
L’Odyssée est une lecture obligatoire pour connaître les modalités du Retour.
L’acte que je propose est le sacrifice de tout ce qui fait notre pseudo-identité. Sacrifier, c’est rendre sacré, de sacer, séparé. A l’inverse de son anagramme César qui sépare le monde matériel du monde de la Lumière pour se l’approprier et s’y faire adorer, Sacer, le prêtre, sépare la Lumière des ténèbres. Cet acte doit être séparé des ténèbres environnantes pour pouvoir agir sur l’autre face, dans lequel il constituera un point d’ancrage. L’acte est exotérique pour un travail ésotérique.
Sans un solide ancrage dans le monde de l’Endroit, pas la peine de croire un instant pouvoir sortir de l’Envers, ou Enfer. Sacraliser son existence, c’est la transformer en Vie. Cet ancrage dans la vraie Réalité sera désormais un point de passage entre les deux mondes. Une porte.
Faites donc des photocopies de tous les documents qui vous définissent aux yeux de la Pieuvre : carte d’identité, permis de conduire, d’habiter, de respirer, numéros diaboliques de toutes sujétions à la machine, tous contrats d’assurance, facture d’électricité, tout ce qui vous semble être un lien avec ce monde. Conservez les originaux, bien sûr, car votre personne physique souffrirait rapidement de leur perte.
Prenez le temps de méditer à la manière dont vous vous déferez symboliquement de ce fardeau, de ces chaînes. Pour ma part, je suggère qu’à l’approche du « nouvel an chinois », ou première nouvelle lune de l’année, durant la nuit du 13 au 14 février 2010, soit pratiqué un véritable rituel de mort/renaissance. Pour compléter le symbolisme, ce sera le soir de la Sainte Béatrice (qui apporte le bonheur), du nom de l’inspiratrice de Dante, et la veille de la Saint-Valentin (vaillant, fort, en bonne santé) et la fête des Amoureux, donc de la réunification. C’est donc un moment particulièrement propre et favorable à ce genre de cérémonie.
Autant que possible, rompre avec le quotidien, ou l’hebdomadaire : ne pas travailler, ne pas sortir, ou sortir, justement, si votre habitude est de rester confiné, manger peu et léger, ne pas fumer, boire d’alcool, couper les téléphones et les écrans, qui sont de puissants vampires, se préparer par une méditation, des ablutions – hammam, sauna ou douche tout simplement, bannir toute pensée recroquevillante de haine, de dépit, d’envie, faire le ménage à fond, tous gestes préparatoires.
Ensuite, selon les modalités que vous voudrez, mais avec l’intention et l’attention les plus intenses, brûler une à une ces photocopies, en le ressentant exactement comme le sacrifice d’une humanité mécanique et fallacieuse, et en évitant bien sûr de foutre le feu à la baraque, ce qui n’est pas le but. Chaque feuille brûlée est un lien qui disparaît dans la réalité symbolique. Chacune enlève une couche de peau morte.
Tout ce que vous brûlez n’est pas vous, mais des coquilles dont vous vous séparez définitivement. Par la suite, de retour dans le quotidien, veiller à ne pas se laisser prendre aux pièges tendus, dont voici un exemple vécu en 2009 : étant ce que la bête nomme un « travailleur indépendant », j’ai reçu un formulaire de l’urssaf (minuscules obligatoires, encore un acte conscient et délibéré) à remplir. En bas de la feuille, on me demandait de signer sous les mots : le travailleur indépendant. J’ai rayé ces mots, que j’ai remplacés par : l’Être humain avant de signer et renvoyer. Cet acte microscopique est essentiel, en réalité. Par là, j’affirme mon essence véritable, à mes yeux de chair, aux yeux de mon âme immortelle, aux yeux du fonctionnaire que ça peut interloquer et peut-être partiellement éveiller, et enfin aux yeux de la bête. 4 coups en un. Pas mal ?
Bilan des courses
La méthode qui consiste à définir ce que Dieu n’Est pas s’appelle l’apophatisme. Etant des fils de Dieu – de cela je suis sûr, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous sommes tous frères -, nous pouvons commencer à l’appliquer à nous-mêmes, pour un jour, retrouver notre place, et notre rang.
Chaque incendie et sacrifice de ce que nous ne Sommes pas nous approche de ce que nous Sommes, qui est l’Être Réel auquel nous offrons ce premier sacrifice.
Et nous rapproche donc de la sortie du tombeau que nous prenons pour nous-même, dans le cimetière que nous croyons être la réalité.
Dernier rappel avant la mise à feu : avant de descendre dans cette réalité, nous étions nus. « Adam et Eve virent qu’ils étaient nus, et en éprouvèrent de la honte ». Evidemment, si vous devez ressentir de la honte à aller nu parmi les morts, autant rester habillé. Et mort.