Curieusement, c'est arrivé le matin du jeudi de l'Ascension. Ce n'était pas la première fois, mais il y a très longtemps que je n'avais plus volé. Bien des choses ont changé depuis.
Ça s'est produit à une terrasse de bistrot. Soudain, je me suis retrouvé très haut, léger, détaché. Puis, alors que des femmes qui sortaient d'une agence immobilière cherchaient une table, je suis revenu. Je connais cette agence, et le type qui la dirige, sa suffisance et son blabla et ça m'a un instant cloué au sol. C'est à ce moment que j'ai compris comment ça marche, comment actionner le commutateur. On est prééquipé pour voler. Pas d'ailes physiques, et pourtant ça a un rapport avec le dos, avec deux contacts, l'un sous les omoplates, l'autre vers l'attache des clavicules au cou. Le bouton est dans la zone située derrière le haut du nez.
Alors, je suis remonté. Après avoir éprouvé la sensation d'une liberté retrouvée, je suis arrivé dans une rue étroite, puis dans un couloir. Ma mère était là et disait : descends, qu'est-ce que tu fais, on ne peut pas voler, c'est impossible. Regarde dans quel état tu t'es mis. Descends, disait-elle en essayant d'attrapper mes pieds, mes jambes. Mais elle était trop petite.
Lorsque je me suis vraiment décidé à profiter de l'espace, j'ai compris d'abord que cette faculté n'est accessible que lorsqu'on a vraiment accepté qu'elle existe et qu'on est fait pour cela, mais aussi vu que de nombreux dangers subsistent dans ce monde intermédiaire.
Par rapport à mes anciens souvenirs, qui remontent à des dizaines d'années, j'ai trouvé le ciel beaucoup plus encombré. On croise des sortes de cadavres aux yeux morts, mais comme attirés par ce qui vit, qui parfois s'agglomèrent en grappes, comme des poissons morts, et l'on doit rester en alerte afin de ne pas se laisser heurter et entraîner par leur masse informe et gluante.
Bien que ce ne soit pas le même ciel, il y a aussi les avions et tout ce que l'homme a lancé dans les airs. D'une certaine manière, ça pèse et s'interpénètre. L'air a perdu de sa pureté, c'est indéniable.
Il faut absolument contrôler ses pensées. A un certain moment, passant au dessus d'un endroit connu, je me souvins d'une promesse jamais tenue, et j'ai commencé à dégringoler, comme aspiré.
Ça m'a appris à voir les choses et les gens avec détachement. Mais à ce détachement, curieusement, s'associe une sorte de compassion active, pour en faire comme une émotion subtile. Quand on atteint ce stade, le vol est bien plus facile et dégagé.
D'où j'étais, j'ai vu les filets installés sur toute la Terre, et les patrouilles. Il y a des sortes de rapaces ou de vautours, ou un croisement entre les deux. Tout est en place pour empêcher le vol. D'abord l'effacement de la simple notion de vol dans la psyché, les graines partout au sol, glu, pièges, carreaux, trappes, miroirs, multiples étages de réseaux, puis ces patrouilles qui surveillent tout.
Et pourtant, j'étais beaucoup plus haut, en observation, dans cette émotion lumineuse dont j'ai parlé.
L'ascension est terriblement surveillée, beaucoup plus que dans mon enfance. A moins que mon regard n'ait changé, moins naïf. Et pourtant, la naïveté ou quelque chose qui s'y apparente est l'une des conditions essentielles pour que ça se produise.
J'ai fini par revenir. Pas d'autre lieu pour l'instant. Je pensais à cette date du 2 juin 2011, fête de l'Ascension, qui commémore ou symbolise l'envol du Christ revenu du monde des morts, toujours un jeudi, sous le signe de Jupiter.
Les religions ont accaparé les vendredi, samedi et dimanche pour fêter leurs démons tribaux, mais le jeudi est le jour de l'ascension.
Bien sûr, j'étais dans mon lit. Bien sûr. Avec les yeux de plomb, on ne voit que ce qui est lourd et ramène au fond. C'est étudié pour, aurait dit Fernand Raynaud.
Qui s'est envolé ?