Christ en majesté, XVIème, église Saint-Pierre de Guimaëc.
Sous ses pieds, les os croisés signifient qu'il a vaincu la mort.
Les mains clouées qu'il a renoncé à "faire".
Quelle distance entre lui et le supplicié que s'est complue à nous infliger l'église romaine !
C'est con, les humains. Combien de fois rentré-je dans des bagnoles ornées d'une médaille de Saint-Christophe ? Il y a toujours une grand-mère pour en refiler une à la petite fille qui vient d'obtenir son permis.
Superstition. Mais ça marche, dit-on. Et la cousine de raconter l'histoire du cousin qui a survécu à l'accident, parce qu'il a été projeté de la voiture, et la médaille était juste à côté de lui !
Saint-Christophe, c'est pas un mec qu'est au ciel à régler la circulation. Pas d'auréole. Il protège les voyageurs. Ah bon ? Et Saint Antoine de Padoue (grand voleur grand filou) rend ce qui n'est pas à lui, ce qu'il a pris, si on lui demande poliment, bien sûr. Et la marmotte, elle, elle s'est spécialisée dans le chocolat.
Il est dangereux de passer sous une échelle, j'en suis convaincu : on peut se prendre n'importe quoi sur la tête, des tuiles, un pot de fleurs, de la peinture.
Saint-Christophe, comme les parisiens, a une tête de chien. Ce n'est pas la première fois que j'évoque ce mythe, car il se présente souvent à ma pensée. Comme une buse fait des cercles concentriques, comme le pélerin dans le Pilgrim's progress, comme la voie du labyrinthe, la pensée affectionne certains lieux où elle revient cycliquement pour s'y abreuver, s'en familiariser, en approfondir le sens.
Le sens du mythe du Christophore est riche et relativement simple. Il s'y entrelace plusieurs légendes, dont les principales sont d'abord celle du géant Réprouvé qui cherche à servir le maître le plus puissant. Voyant un roi s'effrayer de la présence du diable, c'est à lui qu'il se voue, jusqu'à ce que ce dernier recule devant l'image d'une croix. Alors Réprouvé devient chrétien.
Le diable, c'est la division, l'émiettement, le chaos. La croix qui réunit l'axe horizontal (le patibulum) à l'axe vertical (le stipes). Ce dernier étant préalablement planté en terre, c'est le seul patibulum que portait le condamné, sur son dos.
Ce qui est séparé, divisé, redoute l'union. La croix effraie le diable, qui redoute de se perdre, de noyer son existence dans l'Essence.
L'autre cours de légendes parle de cet être à tête de chien, peut-être une survivance de Cerbère ou d'Anubis, qui fût condamné à devenir passeur d'un fleuve. Pas de barque. Il porte les voyageurs sur son dos, comme le condamné porte le patibulum.
Une nuit, un enfant demande à passer. Christophe le charge sur son dos et commence la traversée. Plus il avance, et plus le poids devient lourd, et l'eau du fleuve menaçante. Il manque renoncer, et après de terribles efforts, réussit enfin à poser l'enfant sur l'autre rive.
Stupéfait, il apprend alors qu'il a porté Celui qui a créé le monde. L'enfant lui donne un bâton pour l'aider à retourner. Lorsqu'il le plante sur la plage, il devient un arbre et se couvre de dattes.
Le mythe est transparent. D'origine gnostique, bien sûr, il illumine le christianisme qui l'a souvent rejeté.
L'homme animal, anthropophage à tête de chien, est condamné à porter un poids d'un côté à l'autre du fleuve de l'existence. Dans l'autre cas, il porte le patibulum, qui est à la fois l'instrument de son supplice - que redoute le diable - mais aussi de sa divinisation par l'union. C'est le sens de la phrase que cite Fulcanelli, et qu'on trouve à un vitrail de l'église romane de Bourbon l'Archambault : O CRUX AVE SPES UNICA. Espoir unique, mais aussi espérance de l'Union, UNIO MYSTICA. L'union est réalisée lorsque les deux branches de la croix, la matière et l'esprit, la tête et le coeur, le Grand et le petit sont assemblés.
Christophe, c'est pas un barbu qui distribue des bons points à ceux qui achètent sa médaille. Nous sommes tous Cristophe. Tous les enfants devraient porter son nom en deuxième. Parce que nous avons tous hérité de cette redoutable tâche : porter la conscience tout au long du voyage, de la naissance à la mort.
Et ce voyage est fatigant, parfois terrible. Le corps s'affaisse, l'esprit faiblit, la lassitude, le découragement, l'envie de renoncer nous guettent à chaque pas, et souvent, nous sommes prêts à jeter l'enfant à la baille. Le corps renâcle, l'âme animale (nafs musulman, nephesh hébreu) refuse tout effort et cherche repos et distraction.
Mais, à celui qui a réussi l'épreuve, il est donné un bâton. C'est le signe que de chien, il est devenu homme. Sa colonne s'est redressée, il tient maintenant debout. Le condamné, lui, a fini par apporter le patibulum au stipes, qui est aussi une colonne verticale, l'axe du monde qui passe en chacun de nous. Alors, on le cloue.
Une ascension.
Comme celles de la croix, les deux branches de la légende s'emboîtent parfaitement.