Arrivé en avance dans cette salle d'attente, je lis Paris Match. Lire n'est pas vraiment le mot. Je fais en sorte que mon regard glisse sur les mots, les pages, les photos, sans s'en imprégner.
Les salles d'attente sont des lieux de révélation pour celui qui vit à l'écart du vacarme. Quel gouffre entre ces créateurs de réalité prenante, ces suceurs d'attention, ces alourdisseurs, et ma pensée qui vole ailleurs ...
L'actualité. Mot fatal.
Je comprends mieux les bouffeurs de prana. En quelque sorte, je suis un bouffeur de prana, même si je casse solidement la croûte.
La nourriture que je refuse, c'est ce que les media appellent l'actualité, cette saloperie qu'ils nous refilent à pleins ventres.
Les gens gueulent contre la bouffe immonde des supermarchés et des cantines, ils bouffent bio, mais ingurgitent sans sourciller les noires pâtées de la presse.
Partout, partout, dans le moindre recoin, on nous sert ces immondices. Partout les écrans versent la purée, happent tout ce qui passe à portée, engluent, repeignent, interpellent, conseillent, demandent notre avis, nous mettent en demeure de choisir, de voter, de décider, d'élire, les hauts parleurs et les oreillettes vomissent sans fin le même torrent de boue, et les gens s'inquiètent de leurs problèmes intestinaux et du cancer.
Jetez d'abord à la poubelle tout ce qui vous fait croire que le monde est comme ci, ou comme ça. Arrachez vos idées : elles ne sont pas vôtres, ni vous. Ce sont des sangsues qui se repaissent de votre vie. Aucune idée n'est vous, ni vôtre. Tout est préparé et mis en forme pour vous faire croire à vous, d'abord, au monde, ensuite.
Vous n'êtes pas vous. Le monde n'est pas ce que vous croyez qu'il est. A l'exception du vide central, rien n'est vrai. Ou plutôt, rien n'est sûr.
C'est difficile à avaler, on n'a pas envie d'entendre ça. Ça fait mal. Bientôt, je vais faire peur. Sur un blog qui a repris un de mes textes, une dame se plaint que je parle comme la Gestapo. Est-ce le miel ou le vinaigre qui dissoudra la gangue calcaire qui nous enserre ?
Est-ce à coups de pic, ou de pinceau que les mineurs creusent leurs galeries ?
Tout est faux. Chaque réalité est imaginaire. C'est parce que nous voulons y croire, qu'elle existe et nous tient étroitement. Chaque pouce carré de notre esprit est ici englué par la Pieuvre, et chacun de ses tentacules nous enserre.
Ne sentez-vous pas la force qui nous enlace, comme un boa, et la séduction qui se dégage de ses millions de bouches ? Comment partir, entre la peur d'être broyé, et le regret d'abandonner toutes ces délices, toutes ces promesses ?
Tu verras, tout va s'arranger, susurre-t-elle par la voix de Paris Match. Regarde, Anne Sainclair, comme elle est courageuse, comme elle est libre. Tu pourrais toi aussi être courageux et libre, il ne tient qu'à toi. Regarde, Hollande, comme il est refait à neuf, il a maigri, si tu en as assez de Sarkozy, vote pour lui. A moins que tu ne préfères le prolo mal rasé, si vraiment c'est ton choix. Car tu es libre, mon chéri. D'acheter une Porsche aussi, si tu le peux. Car tu le vaux bien. Tu le veau bien. Tue le veau, le Veau d'or, tu es le veau, dors, ça y est, le veau dort. Et demain, tu vivras éternellement. Car j'ai mis au point la machine qui décode le génôme en un clin d'oeil. Tu ne seras plus jamais malade. Ni pauvre d'ailleurs. Et tout le monde vivra en paix. Demain. Libre, libre de dormir en mon sein, esclave chéri.
Bien sûr, pour ceux qui échappent à l'étreinte, remuent un peu, glissent un bras, le message évolue : toi, tu es différent. Tu n'es pas un esclave, comme ceux-là. Tu es un maître, d'une autre race. Tu es unique, tu es un roi, un Dieu, une semence d'étoile. Développe tes pouvoirs. Deviens ce que tu es, libère en toi la puissance qui est la tienne.
La Terre est une école. C'est peut-être vrai, mais c'est une notion invérifiable. Une croyance.
On a une mission. Croyance. Peut-être vrai, mais peut-être pas. On se réincarne. Croyance. L'âme évolue. Il y a des guides. Croyances.
L'une des croyances les plus enracinées est vraiment que le monde est ancien. Mais les montagnes, les pyramides, le carbone 14 ?
Les montagnes usées, les pyramides en ruine dans le sable des déserts, les fossiles, rien n'empêche qu'ils soient nés ce matin, tels qu'on les voit, avec toute la littérature qui va avec, Champollion, Napoléon et Beauval, Attila, Jules César et Léautaud quand pour la première fois vous avez ouvert les yeux. Avec l'ensemble de vos souvenirs.
Exactement comme un monde virtuel, factice, que vous venez d'acheter. Avant de le glisser dans votre PC, il n'existait pas. Et soudain, tout est là. Les Toltèques, Vénus et tout le fourbi. Les arnannounakis. Vos parents, vos enfants, votre précieuse existence, vos avoirs, vos échecs, et, surtout, surtout, cette conviction d'être là, bien là, et bien réel. D'ailleurs, le téléphone sonne, j'ai du boulot, j'ai faim, envie de chier et pas le temps de lire de pareilles conneries. C'est donc vrai, je pense,je défèque,donc je suis.
Rien n'est moins sûr. En tout cas, je défie quiconque de m'apporter la moindre preuve que tout ce bins est réel.
C'est de ça qu'il est question, en ce moment.
On parle d'écroulement, d'effondrement, de fin d'un paradigme, et tout cela est encore le décor. Tout peut s'écrouler autour de vous, et vous le croirez, parce que vous êtes convaincu que le décor est vrai, et que vous êtes vrai.
Tout conspire à nous faire croire que tout est vrai, solide et réel, que c'est LA réalité, comme ça, qu'on ne peut pas y échapper, puisqu'il n'y a rien d'autre. D'ailleurs, si vous voyez les choses autrement, c'est que vous êtes malade. Du calme, on va s'occuper de vous.
Mais si vous n'êtes pas vrai,et plus je vais, plus je pense que je ne suis pas vrai, pas plus que vous et tout le reste, c'est tout qui s'écroule, d'un coup, et ne revient plus. Mort le décor, morte l'impression d'être vivant et vrai. Morte la bulle, mort le sommeil. Morte la Pieuvre.
N'attendez rien du monde. Il ne changera pas, il ne change jamais. Les images défilent, les épisodes se succèdent. Après la tempête, les héros un peu barbus et fatigués, virils, les femmes un peu décoiffées, l'épaule en sueur, tous se retrouvent autour du bar, ça va mieux, l'espoir renaît, et c'est toujours le film. La musique, pour indiquer le sentiment à éprouver.
Percez la membrane, dissolvez vous, abandonnez tout ce que vous croyez de vous, qui je suis - et, n'avez-vous pas remarqué, depuis toutes ces années, comme on vous dit qui vous êtes : par l'astrologie, moi je suis verseau, moi lion, moi ci, moi ça, mais l'ascendant, pas oublier l'ascendant, c'est important, et comme c'était trop peu, la chinoise, l'aztèque, la numérologie, le tarot, les anges, pas un mois ne se passe sans qu'on découvre une nouvelle manière de se branler l'ego, ce précieux moi.
Des gens qui disent : moi, chuis plutôt poisson. Et moi, légumes. Ah bon ?
Moi, chuis voitures allemandes. Moi, bouddhiste. Moi, j'y crois pas, à ce truc. Faut pas me la faire, chuis pas tombé de la dernière. Moi, moi, moi...
Connais-toi toi même, ça ne veut pas dire : regarde toi dans la glace, ça veut dire : découvre que tout est faux, que tu n'es rien, rien rien. Tout est inventé, imaginé, susurré, fourni en kit par la Pieuvre qui veut continuer à te sucer.
Découvre que tu n'es rien, et la Pieuvre n'aura, n'a plus de prise. Comment enlacer le rien, pourquoi s'attarder à sucer le vide ?
Quand l'arbre s'écroule, le lierre disparaît.
Autant dire tout de suite, pour répondre à une question légitime qu'on pourrait me poser, que je n'y suis pas encore parvenu. Mais je ne désespère pas. Rien ne presse. Si quelque chose presse, c'est encore moi, moi, moi.
C'est ça, le voeu de pauvreté. Le voeu de chasteté, c'est de sortir du désir forcené de se croire quelque chose. On peut être riche et baiser sans contrevenir à ces deux voeux, dès lors que c'est absolument indifférent, d'être riche ou pauvre, de baiser ou de ne pas.
De même, être vivant ou mort n'a pas la moindre importance. Vivre en se méprisant, comme l'esclave que le scénario nous propose - puçage, vaccins - ou mourir insoumis, quel sera votre choix ?
On peut aussi vivre en esclave en toute quiétude ; il y en aura beaucoup, et même contents. Et d'autres s'en moqueront.
Car il est déjà possible d'être dans ce monde et hors du monde. C'est à ce moment là qu'il devient justement indifférent d'être quoi que ce soit, puisqu'on n'est rien, en réalité.