A 25 ans, j'avalais goulument toutes les expériences musicales. Fervent auditeur de chanson française, de rock, de jazz, de musique classique. La musique dite ethnique était alors presqu'inconnue.
Vers 20 ans, j'ai travaillé à la Fnac Étoile pendant un temps, en tant que minuscule rouage vacataire, mannepohouère, manne pour le pouvoir.
Où que je sois à cette époque, quoique je fasse, c'était en musique. France-musique à tous les étages. Mon papa faisait déjà ça, je suppose que je ne voulais pas lui être inférieur. Lui n'aimait pas du tout ce qui passait les années 60, 70, sauf Boulez, Xenakis, et autres mathématiciens.
Après bien d'autres stations, je fixai un jour mon extase dans les éblouissants concertos pour piano de Serge Prokofiev, que j'écoutais en boucle.
Il est des nourritures obligées. Je bouffai du Prokofiev, jusqu'à ce que naisse en moi une théorie du monde : la rythmique, ici développée avec tous les moyens d'un grand orchestre, décrit la pulsation du monde, sa sanguinité, sa matière, sa chair, ses instincts.
Et sur ce volcan, danse et parfois se pose la mélodie, diaphane, légère, en opposition, en exergue, comme venue d'un autre monde.
J'ai gardé en moi cette vision dichotomique, manichéenne, cathare, dirais-je, du monde, jusqu'à l'âge de 30 ans, où j'ai soudain fait une expérience qui m'a séparé du monde des hommes. J'ai alors fermé toutes les écoutilles, et suis parti en plongée dans le silence de Dieu, et les sons de la Nature. Mère Nature.
Les philosophes (ne me demandez pas lesquels, cherchez si vous voulez, je n'ai jamais pris aucune note) distinguaient Natura Naturans, celle qui fabrique, qui serait en gros l'arcane II du Tarot, qui est peut-être Ialdabaoth, le démiurge des gnostiques, de Natura Naturata, arcane III, la nature créée, objective, qui est sous nos yeux et dont nous faisons partie. Cette dernière nature, notre mère visible, fourmille de sons. Et tous ne sont pas rythmiques. Ou plutôt, le rythme est déjà une forme de mélodie. Ou encore, ce rythme ne nous est pas plus perceptible que les couleurs que distinguent les abeilles.
Il suffit d'écouter attentivement le chant des oiseaux pour le savoir. Le chant d'un merle, d'une corneille ou d'une tourterelle n'a presque rien de rythmique, mais exprime des phrases et une volonté signifiante. Plus exactement, chez l'oiseau - comme chez les autres animaux - rythme et mélodie ne forment qu'un.
L'intelligence de la nature excède notre compréhension ordinaire.
Je l'ai très nettement perçu lors de cette apnée, entre autres.
Depuis, revenu au monde des hommes, j'en examine tous les aspects comme autant de créations de la nature. Tout ce que cette dame sécrète est harmonieux, même dans la dévoration réciproque.
Lorsqu'un humain transcrit une musique aussi prodigieusement achevée que Prokofiev, développant de sauvages lignes de basse, des galops effrénés et des mélodies claires et triomphantes, il ne fait qu'écrire, avec talent, la danse du Ciel et de la Terre.
Et dans cette danse, rien ne s'oppose, sauf pour le pauvre auditoire que nous sommes tant que nous mêmes sommes fragmentés. Penser que le Ciel et la Terre s'opposent est aussi bête que penser que s'opposent l'homme et la femme, le minéral et le végétal, le végétal et l'animal, l'animal et l'ange.
Alors que tout ne forme qu'une chaîne, de maillons du Même.
L'homme qui est le point de rencontre entre le Ciel et la Terre a un destin difficile. Il ne trouvera la paix que dans la résolution des oppositions.
Les temps sont mûrs pour cela.
Peut-être.
Luigi Waites