Entendre des gens dire : je fais ce que je veux, je suis libre, me fait toujours sourire. Il est d’une parfaite évidence, dès qu’on a commencé à voir comment fonctionne la mécanique, que nous sommes presque constamment sur programme automatique, comme nos machines à laver, et que l’espace de manœuvre est minuscule.
C’est vrai pour les tâches les plus réactives, marcher, digérer, sourire et tendre la main, échanger des propos météorologiques, bander, conduire, faire la gueule, mais il arrive que l’on puisse déceler des influences beaucoup plus profondes.
Voici une histoire qui illustrera, je l’espère, l’alchimie que peut opérer sur lui-même le désir, le désir le plus profond, la noire et primitive pulsion sexuelle enfouie, pour éclater au grand jour, sans même que nous en ayons conscience.
Je veux dire que le désir passe par nous sans que nous ayons pouvoir sur lui, ou si peu. Ce faisant, il change de forme et de qualité, afin d’apparaître présentable à nos yeux, présentable ou mieux, paré de grâce et de beauté. C’est lui, l’écailleux dragon vaincu par la virginité et l’innocence. Plutôt que ce terme guerrier, on pourrait dire : sublimé, transformé.
L’histoire est d’autant plus curieuse qu’elle a fait des détours pour s’accomplir, passant même par une complice involontaire, ma femme.
Il y a de nombreuses années, plus de trente, j’étais amoureux. Rien d’extraordinaire, je suis presque constamment amoureux. Je ne suis jamais un peu ou vaguement amoureux, mais toujours ardemment.
L’objet de ma fièvre était une belle dame vive et élancée, mariée, mère de plusieurs enfants ; elle avait quinze ans de plus que moi.
Nous avions de longues discussions sur les sujets les plus divers. Ceci était très amical, mais dans mon esprit cette fulgurante beauté épanouie jetait des racines de plus en plus profondes. Ce genre de cheminement obscur fait mal, surtout quand l’épanouissement reste contenu.
Pour une foule de raisons probablement - peut-être tout simplement parce qu’il faut une réciprocité dans ce genre d’affaires, cette idylle est restée inaboutie.
Trente ans de péripéties existentielles m’en ayant fait perdre jusqu’au souvenir, j’ai eu la surprise un jour de la rencontrer au coin d’une rue. Surprise, joie, rires.
Elle vit seule. Sa beauté a certes un peu souffert des piques du temps, comme l’a fait ma silhouette épaissie, mais elle est étonnamment la même que la veille, trente ans plus tôt.
Je propose un déjeuner avec Mme VJ dans un petit restaurant de campagne, quelques jours plus tard. Excellent moment.
Mme VJ sait bien que je suis encore amoureux. Elle me connaît si bien…
Un jour, elle nous invite chez elle. Mme VJ fait l’emplette de chocolats fins.
C’est pour le surlendemain. Le lendemain.
Au matin, Mme VJ me raconte le rêve qu’elle a fait, dans lequel sa mère lui offrait une brassée de roses rouges ; elle, en retour, lui tendait un bouquet de roses rose.
Puis elle dit : les chocolats, c'est bien, mais il faut lui offrir des fleurs. C’est mieux.
Nous partons. On traverse une petite ville dans laquelle existait un fleuriste. Mais, pas de chance, la boutique est à louer ou à vendre.
- Tant pis, dis-je. On a des chocolats.
- Non, attends, on passe à 3 km de St…, on peut faire le détour, il devrait bien y avoir un fleuriste.
- C’est dimanche, ça risque d’être fermé. On va être en retard.
- Non, vas-y, essaie !
On entre dans le patelin, et là, une boutique de fleuriste est ouverte.
On entre sous la pluie d’hiver. Il y a des fleurs coupées, mais mes yeux tombent d’emblée sur une splendide orchidée blanche. C’est-elle que je veux.
Le fleuriste, sorte de lutin falot et bondissant, quadragénaire, a une voix bizarre, comme d’un adolescent qui mue, qui du grave part d’un coup dans les aigus, en vrille. Je ne sais pourquoi, il essaie de me fourguer plusieurs plantes rouges, roses, jaunes, aux noms latins ou exotiques. Je tiens bon. Mme VJ ne dit mot.
On repart avec la belle emmaillotée et ficelée d’argent.
- Elle est magnifique, dit ma femme.
- Oui.
Elle est vraiment très belle, et bien reçue. Elle trouve instantanément sa place dans l’appartement.
Quelque temps plus tard, Mme VJ rentre de sa journée, et me demande d’un air rieur :
- Tu connais le sens du mot « orchidée » ?
- Non.
- « Orchis », ça ne te dit rien ?
- Mais si ! Oui ! Les couilles !
- C’est ça.
C’est bien ça. Le mot grec orchis désigne les testicules. Quand on offre une orchidée, on offre ses couilles. Un peu raccourci, certes, mais c’est bien cela.
En français moderne, on dit : offrir son amour.
D’après le ouèbe, orchidée rouge, là c’est vraiment direct, "tout de suite boum boum".
Mais heureusement, de l’orchidée blanche, le ouèbe dit : « L’orchidée de couleur blanche exprime un amour pur et idéalisé de la personne aimée. »
Un instant, j’ai craint le pire !
Parce que c’est vraiment ce que je ressens, un amour calme et profond, admirateur de cette fine beauté qui a intelligemment traversé le temps.
Mais, et c’est ce que je voulais exprimer, ce n’est pas par un acte volontaire de ma personne que j’ai réussi à traduire cet amour. L’affirmation éclatante de ce désir sublimé a pris naissance dans et traversé le rêve de Mme VJ, qui a décidé d’offrir des fleurs et m’a poussé bon gré mal gré jusqu’au second fleuriste, puis bousculé l’entrave dudit fleuriste qui tentait obstinément de me fourguer autre chose que la fleur élue.
C’est pour cela que j’affirme que le désir vit en nous et nous mène comme il le veut, où il veut.
Ce désir issu du plus profond (car si orchis sont les testicules, Orcus est le dieu des Enfers, qui se repaît de chair humaine) a perdu du feu en route, le feu noir du dragon cruel et insatiable, pour devenir l’éclatante bannière blanche du respect, de l’amitié, de la complicité.