Je marchais depuis plusieurs jours, remontant la côte vers le Nord. J'avais le visage coupé de larmes sitôt séchées par le grand vent battant de l'Ouest. Mes mains s'engourdissaient au bout de mes bras, et je ne savais qu'en faire. Voici bien de quoi surprendre l'homme qui ne s'est jamais éloigné de sa chaise, mais ce n'est pas tant aux pieds que l'on pense, en marchant, qu'à ces mains soudain privées d'usage, inutiles, nouveau fardeau. Alors je me fis un bâton de noisetier.
J'avais résolu de couvrir quelques deux cent vingt kilomètres en huit jours, pour me changer les sangs. Rien de tel pour renouer le contact avec les forces du monde, rien pour faire mieux sentir comme elles sont soeurs, ces forces géantes de la terre, et celles, secrètes, du ventre, des aiguillages enfouis entre l'esprit et le corps.
Mon sac était assez léger, une dizaine de kilos, et je filais bon train, autour de sept à l'heure, dans ce paysage minéral à l'herbe rare et dure, comme un lichen.
Le ciel, quand n'y roulaient pas les monstres bleu nuit, locomotives fantômes, convoi de nuages, vrillait un gris blanc qui me blessait les yeux. Et les larmes perlantes, salées comme les lames qui s'écrasaient en contrebas sur la grève noire de varechs, ces larmes qui creusaient mes joues, et puis séchaient soudain, me paraissaient être une liqueur précieuse, essence de tous les paysages traversés depuis l'aube de ma vie, gouttes de mondes, fruit ultime des milliards de regards-lumière étendus entre le centre caché d'où procède toute vie, et sa manifestation ruisselante, les dix mille êtres, dont dix mille femmes aimées.
Je marchais encore, dansant dans la lumière et j'abordai une pente longue et régulière, jonchée de cailloux blancs. Alors, je me mis à courir - ce que réprouvent bien des manuels du prudent randonneur - comme je fais toujours, dans ces configurations de terrain. Me vint soudain la sensation, puissante, d'être un guerrier en course, et le bâton de noisetier emplit ma main comme une sagaie. Extase, vous-dis-je.
Après quelques minutes, le chemin tournait et donnait sur une petite crique. Je m'abritai du grand vent; puis je m'assis dans un creux de rocher, enfilai mon pull pour déjeuner. Saucisse sèche classique, pain raide et flotte tiède. Au parfait campeur. Une pomme. Café froid. Cure-dents.
Voilà. Maintenant, je détends les jambes, les cuisses, surtout, et je regarde.
A deux cent mètres, assises sur les rochers de la côte, deux maisons pareilles.
Deux soeurs. La même mère, en tous les cas.
Regardons mieux.
L'une - celle de droite - est astiquée comme la pipe d'un amateur, et protégée, côté mer, d'un mur de béton gris de deux mètres.
L'autre est nue et reçoit les embruns de plein front. Nul doute que lorsque la mer est grosse, les vagues viennent lécher les pieds de cette insouciante princesse.
La première est peinte de blanc, et les murs resplendissent, sous un épais manteau de roses.
L'autre est crottée d'un badigeon gris blanc, jusqu'à soixante centimètres. Des plantes sauvages et des salicornes percent le pavé. C'est Peau d'âne, ma princesse...
Alors, l'estomac plein et les jambes gourdes, je me laissai aller au songe éveillé, et l'araignée folle de ma tête creuse tissa le fil de cette histoire :
Une terre, un maître..
Deux frères. Chacun reçoit les mêmes dons, le même jeu, disent les joueurs.
Chacun d'eux a une petite maison proprette, le grand air, et un bout de champ clos de murs en pierres sèches.
Chaque nuit, une masse impétueuse d'eau salée vient s'écraser aux pieds des maisons, léchant parfois jusqu'aux fenêtres, puis s'écoule en mille endroits par les interstices des murets.
Le premier jour, une fine croûte blanchâtre étoile le sol inégal aux endroits les plus creux des champs.
Au bout d'une semaine, le premier s'arme d'un balai de genêts, d'une pelle et d'un seau, et remet tout comme au début.
Par la suite, voyant ses efforts toujours battus en brèche, il décide de renforcer l'ouvrage du côté de la mer. C'est, fruit de plusieurs strates successives, le grand mur gris sur lequel s'écrasent les vagues de l'Ouest.
L'autre, plus négligent, aime le fracas du ressac et l'odeur du varech. Il aime aussi la sieste, la rêverie, le vin, le piquant du sel sur sa langue, et l'éclat gris devenant nacré de l'épaisse couche qui recouvre assez vite le sol et les murs.
Puis le maitre revient.
A l'un, il dit: "Serviteur fidèle...", vous connaissez l’histoire. Content, il lui donne la gérance des mers éternelles et de toutes leurs succursales; l'autre, il le jette en prison, où depuis lors il médite cette histoire qui, j’espère, ne manque pas de sel.
Mais quelles sont les instructions? Y a-t-il un mode d'emploi? Tout - mes deux bonshommes - ne fut-il pas tel qu'Il le fit ? Y a-t-il un bon ? Un pas bon ?
Est-ce un koan ? Faribole ou parabole? Et puis, à qui se plaindre?
Y a-t-il un Dieu dans la salle? Quelqu'un écoute ?
Que de questions !
Allez, debout. Marchons tant qu'il fait jour.