J'ai eu envie de relire "la Nuit de Walpurgis", de Gustav Meyrink. Relire est un don qui nous est fait. C'est comme revenir dans une ville où nous aurions vécu vingt ans plus tôt, restée intacte, mais comme neuve, y découvrir des édifices jamais vus, des rues de traverses jamais empruntées, des perspectives inaperçues, s'y émerveiller.
Meyrink, je l'ai lu et relu tant de fois... entre quinze et trente ans...
J'y ai trouvé ces pages, ce monologue a deux voix débité dans une boîte de nuit par une sorte d'acteur minable et medium, dont la voix exprimée en italiques rappelle - précède, plutôt, puisque le texte a paru en 1917 - presqu'incroyablement certains passages des "Dialogues avec l'Ange" :
« Qui je suis ? » émit la bouche de l'acteur ; le médecin de la Cour crut entendre sa propre voix d'autrefois ; la voix d'un enfant, certes, mais en même temps la voix d'un vieillard ; on y discernait deux timbres, donnant l'étrange impression qu'il y avait deux voix qui parlaient : l'une, celle du passé, venant de très loin, l'autre, du présent, était comme l'écho d'une table de résonance amplifiant la première de manière qu’on pût l'entendre.
Et il y avait aussi dans ce que disaient ces deux voix un mélange d'innocence puérile et de la gravité sévère d'un homme âgé :
- Qui je suis ? A-t-il jamais existé, depuis que le monde est monde, un seul homme capable de répondre à cette question ? Je suis le rossignol invisible, perché dans sa cage, et qui chante. Mais les cages n’ont pas toutes des barreaux capables de vibrer à son chant. Combien de fois n'ai-je pas commencé à chanter en toi ma chanson afin de me faire entendre de toi. Mais tu as été sourd toute ta vie. Dans l'univers entier on ne trouverait rien qui t’ait jamais été aussi proche et aussi personnel que moi, et maintenant tu me demandes qui je suis !
Il y a des hommes auxquels leur âme est devenue tellement étrangère qu'ils tombent foudroyés quand vient le moment pour eux de la découvrir. Ils ne la reconnaissent pas et elle leur apparaît déformée et grimaçante comme une tête de Méduse ; elle prend le visage des mauvaises actions qu'ils ont accomplies et dont ils craignent en secret qu'elles aient souillé leurs âmes. Ma chanson, tu ne peux l'entendre que si tu la chantes avec moi. Celui qui n'entend pas le chant de son âme, c'est celui-là qui est un coupable : coupable envers la vie, envers les autres, et envers lui-même. Un sourd est également muet. Est innocent celui qui entend continuellement la chanson du rossignol ; innocent, quand bien même il aurait tué père et mère.
- Que faut-il que j'entende et comment l'entendrai-je ? demanda le médecin de la Cour, oubliant complètement dans sa stupéfaction qu'il avait devant lui un irresponsable, peut-être même un fou. L'acteur, comme s'il n'avait pas entendu, continua de parler de ces deux voix qui s'entremêlaient et se complétaient si étrangement :
- Ma chanson est l'éternelle mélodie de la joie. Celui qui ne connaît pas la joie - la pureté, certitude joyeuse et gratuite - la joie gratuite du : Je suis celui qui est, qui était et qui demeure d'éternité en éternité - celui-là est un pécheur qui pèche contre le Saint Esprit.
Devant la splendeur de la joie qui rayonne dans le coeur comme un soleil au ciel intérieur s'évanouissent les fantômes des ténèbres qui accompagnent les hommes comme les ombres des mauvaises actions oubliées accomplies au cours d'existences antérieures et tissent les fils de leur destin. Celui qui entend et qui chante ce cantique de la joie abolit les conséquences de toute faute quelle qu'elle soit, et cesse d’ d'entasser faute sur faute.
Celui qui est incapable d'éprouver la joie, en lui le soleil est éteint - comment pourrait-il dès lors irradier la lumière ?
Même la joie impure est plus proche de la lumière qu'une triste et sombre gravité…
Tu me demandes qui je suis ? La joie et le Moi ne font qu'un. Celui qui ne connaît pas la joie ne connaît pas non plus son Moi.
Le Moi le plus profond est la source originelle de la joie ; celui qui ne l’adore pas se fait serviteur de l'enfer. N’est-il pas écrit : Je suis le seigneur ton Dieu, tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face ?
Celui qui n'entend pas et qui ne chante pas la chanson du rossignol n'a pas le Moi ; il n'est plus qu'un miroir éteint dans lequel vont et viennent les démons du dehors - un cadavre vivant, comme la lune au ciel avec ses feux éteints …
Tâche donc, tâche d'éprouver la joie !...
Il y en a tant qui s'y efforcent en demandant : de quoi aurais-je de la joie ? La joie n'a pas besoin de motif, elle naît d’elle-même, comme Dieu. La joie qui a besoin d'une cause, ce n'est pas de la joie, mais du plaisir.
Il y en a tant qui voudraient éprouver de la joie et qui ne le peuvent pas ; alors ils accusent le monde, et le destin. Ils ne pensent pas : un soleil qui a presque oublié le temps où il resplendissait, comment pourrait-il de ses premiers rayons débiles chasser déjà la troupe de fantômes d'une nuit millénaire ? Les fautes qu'on a commises envers soi-même tout au long d'une existence ne peuvent se réparer en un seul court instant !
Mais celui en qui est entrée une fois la joie gratuite, la joie sans cause, celui-là a désormais la vie éternelle, parce qu'il ne fait plus qu'un avec le Moi, qui ne connaît point la mort, celui-là est dans la joie sans cesse, quand bien même il serait aveugle et infirme de naissance. Mais la joie, il faut l'apprendre, il faut la désirer - seulement, ce que les hommes désirent, ce n'est pas la joie, mais… le motif de la joie.
C'est cela qu'ils convoitent, mais pas la joie.