Le mot bilan est un synonyme de balance. Chacun de nous, à tous niveaux, passe son temps à peser. Ses objectifs, sa santé, ses finances, et, moins prosaïquement ses profonds désirs. Penser est issu de la même racine que peser. Peser le pour et le contre, c'est penser. Celui qui médite son action est considéré comme pondéré. La pondération est une vertu, si elle ne vire pas à l'inaction.
Depuis des dizaines d'années que je farfouille dans les bibliothèques plus ou moins moisies, comme dans le fouillis de mes pensées et des événements, le matériau s'empile.
Depuis un certain temps, je ressens le besoin (vital) d'y mettre un peu d'ordre (ordo ab chao, dit-on en oubliant parfois que le chaos, c'est un terreau fécondateur et indispensable).
Je ressens le besoin de faire le point, le bilan. Et d'abord, où suis-je, et quel chemin choisir ?
J'ai donc pesé les deux grands courants qui s'opposent.
Dans ma balance, il y a en gros deux types de théories, qui parfois se ressemblent extérieurement, ce qui reforme une complexité indésirable :
D'un côté, celles qui estiment que nous sommes ici étrangers, que ce soit par accident (déflagration), en punition de notre désobéissance ou de notre orgueil (la Genèse), ou encore pour y devenir conscients ou y progresser (Tsim tsoum et certains aspects du New Age), comme dans une pépinière. Toutes considèrent la réalité ordinaire comme illusoire et mortelle. L'illusion doit être dissipée, le piège dénoué, la mémoire retrouvée, l'âme parfaite. Une fois obtenue cette libération, notre esprit retrouverait son entière liberté, sa souveraineté, ses prérogatives de Vie dans l'univers réel, dont celui-ci n'est qu'une imitation grossière, qui finirait pas se résorber.
Le monde où nous sommes est duel, soumis à la durée, et limité par des frontières plus ou moins tangibles, que la science rationnelle et technologique a entrepris d'explorer.
Le monde réel d'où celui-ci est issu est ailleurs, sans début ni fin, éternel et sans limite. Tout y est Un, sans contraire.
Le but secret (et tenu secret du fait des sectateurs de le deuxième théorie) de cette fausse existence est de s'éveiller, comme la Belle au bois dormant, et de la quitter Vivant.
De l'autre, celles pour lesquelles rien n'existe que cette réalité, dure comme fer pour les plus matérialistes, plus malléables pour les spiritualistes relatifs. Ici tout est à accomplir. Le temps est cruel mais en même temps porteur d'espérance. Pas de libération, mais l'évolution, l'accomplissement : la médecine, l'adoucissement des moeurs et la technologie ont les moyens de transformer ce monde en un paradis éternel,d'où, éternels et unis, nous pourrons nous lancer à la conquête de l'univers afin de lui apporter notre sagesse et notre mansuétude.
Comme les armées espagnoles au XVIème siècle l'ont fait avec ces brutes d'indiens.
Ce nouveau paradis terrestre a tout et ne recule devant rien pour nous séduire; il compte d'innombrables prosélytes plus ou moins sincères : les écologistes, les socialistes, les chrétiens évangélistes, les pipeul, les industriels, banquiers, truands et toutes les forces armées.
J'ai cité en vrac, parce que si personne ne veut d'un monde de guerres incessantes, de contrôle total, ravagé par les acides et les radiations létales, dès qu'on repeint ce cloaque puant en vert tendre ou en rose fuschia, tout le monde s'attendrit. Les bons chrétiens laissent ruisseler des larmes de joie, tous sont émus quand une petite fille blonde donne un sou au vieux clodo noir choisi pour le casting : un monde fraternel, un monde humain, et le papillon s'envole vers le ciel azuréen. Mignon tout plein.
Sauf que, si tu n'en veux pas, de ce monde idéal fourni clef en mains par la Ouarneur, tu ne tardes pas à entendre résonner les bottes de la milice sur le trottoir.
C'est ce qui s'est passé pour les cathares : votre monde, ont-ils dit, on n'en veut pas. C'est le monde du mensonge, il ne peut rien naître de bon. On n'en veut désespérément pas, sous aucune de ses formes, aucune de ses couleurs, bleue, verte ou rose, on se casse.
Et ils emmenaient du monde avec eux.
Alors les bons chrétiens de Rome ont sifflé leurs amis les barons du Nord. Vous voulez quitter le monde ? On s'en charge, on va vous y aider.
Ils s'en sont chargés, comme ils se sont chargés d'exterminer tout ce qui, à un moment où à un autre, a osé mettre en doute la seconde version, plus du tout souriante, érigée en dogme : tu es dans ce monde et n'en sortiras que mort et sous contrôle.
J'avoue que je me laisse séduire plus souvent qu'il n'est souhaitable par les sirènes de l'immense fraternité des humains, le mirifique projet de fleurir la Terre et toute la générosité qui fleurit. Mais tôt ou tard, j'aperçois la queue du loup qui se cache derrière, les roues des chars, le fracas des bombes, les caméras et les mouchards à chaque pas.
Les hommes sont tous devenus les mouchards de leurs voisins. Tous. Médecins, assistantes sociales, n'importe quel quidam. Au nom du troupeau, de son bien-être, de sa cohésion (on a même un ministère de la cohésion sociale !)et de sa sécurité.
C'est un piège, le plus immonde des pièges, car il se fonde sur le désir d'amour enclos au fond de chacun de nous.
Ce petit exercice m'a permis de voir ce que dit la balance : Nous ne sommes pas ici pour transformer le monde, mais pour opérer notre propre transmutation : le grand Oeuvre.
La preuve en apparaît clairement dans la tentative sournoise et butale de cerner toutes les issues.
Toutes les anciennes Traditions ont dit et redit sous mille et mille formes cette simple vérité aujourd'hui presqu'oubliée : Nous ne sommes pas de ce monde, et le Royaume n'est pas de ce monde.
Il s'agit maintenant de trouver la porte.